La première lettre subsistante connue de Savitri Devi concerne la religion et la philosophie du pharaon Akhenaton et a un destinataire très illustre : Aldous Huxley (1984-1963), le romancier, essayiste et chercheur spirituel dont les nombreux ouvrages incluent la nouvelle dystopique classique Le meilleur des mondes (1932) ; La philosophie éternelle (1945), un abrégé des idées des mystiques d’Orient et d’Occident ; et Les portes de la perception (1954), l’un des premiers ouvrages sur la signification mystique des drogues psychédéliques.
Savitri publia cette lettre dans la Préface de son livre de 1946 : A Son of God: The Life and Philosophy of Akhnaton, King of Egypt.1 Huxley l’autorisa aussi à citer des extraits de deux de ses lettres, celle qui provoqua la lettre de Savitri et sa réponse à cette dernière. La défense du mysticisme terrestre d’Akhenaton par Savitri doit manifestement beaucoup à la critique nietzschéenne des religions de l’autre-monde et à ses exhortations à demeurer fidèle à la terre, au corps, et au monde physique en général.
—R. G. Fowler
Aldous Huxley à Savitri Devi:
Llano, Californie2
27 novembre 1944
. . . Je ne me sens pas non plus complètement heureux avec une religion de la nature, même exaltée et universalisée, comme l’était incontestablement le culte solaire d’Akhenaton. Une telle religion affirme que l’homme est fondamentalement chez lui dans le monde. Mais la vérité est sûrement que l’on doit gagner le droit d’être chez soi dans le monde en mourant d’abord au monde et à soi-même. C’est seulement par celui qui est désintéressé que l’éternité peut être perçue dans le temps, le nirvana connu dans le samsara. A en juger par ses hymnes au Soleil, Akhenaton semble avoir cru qu’on pouvait connaître Dieu dans le monde sans d’abord mourir au monde et à soi-même. Mais tous les maîtres de la spiritualité orientale et occidentale diraient que c’était une illusion. L’insistance d’Akhenaton à « vivre dans la vérité » et son culte de la simplicité et de la naturalité rappellent le taoïsme. Mais, alors que le taoïsme revient constamment sur la négation de soi et l’humilité, et inculque la pratique d’une sorte de yoga destiné à purifier l’esprit et à le rendre capable de connaître le Tao primordial ou le Divin, le culte solaire d’Akhenaton ne semble faire aucune de ces choses. Pour ces raisons, je trouve difficile de partager votre très haute estime du culte d’Aton. Akhenaton me frappe comme étant l’un de ceux qui, selon les paroles de William Law, se sont tournés vers Dieu sans se détourner d’eux-mêmes. Sa religion, par conséquent, est seulement la moitié d’une vraie religion mondiale….3
Savitri Devi à Aldous Huxley:
Calcutta4
5 juillet 1945
Je ne peux rien dire sauf que je cherche personnellement, dans une religion, quelque chose de différent de ce que vous cherchez, avec tous ceux qui ne sont pas « fondamentalement chez eux dans le monde ».
Le Dieu que Akhenaton atteignit, en fait, comme vous dites, « sans mourir au monde et à soi-même », était un Dieu impersonnel et immanent, par nature non-distinct de l’Univers – la « Chaleur-et-la-Lumière-dans-le-Disque » identique au disque solaire lui-même ; l’Energie Cosmique, inséparable de ce qui apparaît à nos sens comme la « matière » et finalement identique à elle ; le seul Dieu, semble-t-il, s’il en existe un, que l’on peut encore regarder, aujourd’hui, comme étant en parfait accord avec les dernières conclusions de la science moderne. C’était, en même temps, un Dieu non distinct du Soi profond du jeune Prophète du Soleil ; un Dieu « à l’intérieur de son cœur », comme il dit dans ses hymnes, et connaissable seulement par celui qui est « Son Fils, semblable à Lui sans cesser ».
Ce Dieu, saisi à la fois dans le monde matériel – dans l’orbe flamboyante du Soleil – et dans le Soi profond, me semble être le même Un que tant de voyants d’Orient et d’Occident ont trouvé dans leur Soi profond seulement – le « Principe de l’intégration de toutes choses », comme vous Le qualifiez dans tant de passages de vos livres.
Et si pour vous « le monde » ne signifie rien d’autre que cette terre matérielle avec ses plaisirs et ses luxes, alors je dirais que, à mon humble jugement, la gloire d’Akhenaton – non, sa position unique parmi les grands enseignants religieux de tous les temps – se trouve précisément dans le fait que, loin de tourner le dos à la douceur de la vie corporelle, à la beauté des formes et des couleurs, aux plaisirs raffinés des sens, il atteignit la conscience de la Seule Réalité au milieu d’elle et à travers elle, d’une manière naturelle – comme si c’était sans effort.
Il est possible, probable même, que la plupart de ceux qui ont trouvé le Divin n’auraient pas pu le faire en suivant sa voie. Il est possible qu’il y ait à peine quelques hommes aussi naturellement bien équilibrés pour être capables de la suivre. Mais je n’arrive pas à comprendre pourquoi vous semblez croire que sa voie, suivie sans varier jusqu’à la fin, « ne peut pas » conduire un homme à son but ultime de conscience de Dieu, et pourquoi la Religion du Disque, avec sa sagesse spontanée et joyeuse, est, à vos yeux, « seulement la moitié d’une vraie religion mondiale ». Cette même critique ne pourrait-elle pas être faite à toute religion qui esquive délibérément une moitié de la réalité – à savoir la réalité du beau monde naturel dans lequel Akhenaton était effectivement « chez lui », comme le sont tous les hommes, semble-t-il, qui sont essentiellement des artistes ?
Et je ne peux m’empêcher de croire que les quelques-uns qui sont, réellement, « essentiellement chez eux dans ce monde », et qui, en même temps, peuvent acquérir et acquièrent, à travers lui, la conscience de son Essence éternelle ; ceux qui, comme Akhenaton, « transcendent le beau monde des formes et des couleurs – le monde des sens – sans cesser de sentir sa valeur infinie » (je prend la liberté de citer ces mots de mon livre non publié), sont plus complets, plus harmonieux, et même plus doués d’une élégance divine que les grands qui sont « morts au monde » afin de le transcender. L’approche de la plupart de ces hommes vers Dieu est, semblerait-il, surtout métaphysique et éthique. L’approche d’Akhenaton est essentiellement esthétique. Son rationalisme lui-même semble être, non moins que son idée de la vérité morale, un résultat de son sens de la beauté. Du moins, c’est ainsi que je le perçois personnellement, et que j’ai tenté de le présenter sous cette lumière dans mon livre.
Mais si par « le monde » vous entendez plus particulièrement ces attachements et intérêts qui se trouvent sur la voie de l’absolue fidélité d’un homme aux principes qu’il professe (et donc, sur la voie du progrès de son âme), alors je dirais que personne ne « mourut au monde » plus complètement que Akhenaton lui-même. C’est avec un détachement serein qu’il balaya ses intérêts impériaux les plus élevés ; non, il renonça à toutes les chances de survie de sa belle religion en tant que culte organisé parmi les hommes – un culte qui, s’il avait bénéficié alors d’une solide emprise sur l’Egypte, aurait peut-être pu être l’un des grands Cultes vivants de l’Occident, encore aujourd’hui. Il renonça à eux sans regret, comprenant que la vérité est plus précieuse que le succès. N’était-ce pas, d’une certaine manière, « mourir au monde et à soi-même » ? Et s’il fut capable de faire cela, n’est-il pas naturel de supposer que, s’il avait été nécessaire pour lui d’abandonner les plaisirs ordinaires du monde pour l’amour de cette même vérité, il l’aurait fait non moins facilement ?
Mais la nature même de sa religion rendait un tel renoncement inutile. Et je le répète, c’est précisément ce parfait mélange de joie de vivre païenne, de pensée rationnelle, et d’un amour plus universel que celui prêché dans les évangiles de toutes les religions anthropocentrées – un amour de toutes les créatures en Lui Qui les nourrit et rayonne sur elles – c’est cette union, dans un seul Homme, d’une vision esthétique, anticipant celle des Grecs, et d’une bonté aimante égalée seulement par celle de quelques-uns des grands enseignants indiens (mais sans l’ascétisme de ceux-ci ni celui des chrétiens) ; c’est cette plénitude de vie harmonieuse – physique et spirituelle – dans laquelle la Divinité immanente, toujours présente, est perçue continuellement, qui m’oblige à regarder Akhenaton comme une personne unique dans l’histoire, et à affirmer qu’il mérite pleinement le titre qu’il revendique dans ses hymnes, à savoir celui de « Fils du Soleil », c’est-à-dire, « Fils de Dieu ».
Avec ma faible connaissance du taoïsme – dont je n’ai qu’une idée à travers une traduction anglaise du Tao-Te-King et des commentaires sur lui en anglais – je crois, comme vous, que l’insistance d’Akhenaton à « vivre dans la vérité » et son culte de la « simplicité et de la naturalité » rappellent le taoïsme, ou plutôt que la sagesse du sage chinois rappelle celle d’Akhenaton, plus de huit cent ans plus vieux que lui. Mais je ne parviens pas à voir beaucoup de différence entre le « Tao primordial » ou le Divin de Lao-Tseu, et le « Shu » d’Akhenaton, c’est-à-dire « la-Chaleur-et-la-Lumière » – l’Energie – « dans le Disque » ; son « Ka » ou Âme du Soleil, qui ne semble être, comme je l’ai dit au début, rien d’autre que l’Essence impersonnelle de toute existence, matérielle aussi bien qu’immatérielle – pas un Dieu personnel d’un genre quelconque.
Seule l’approche de Dieu par le jeune Pharaon m’impressionne – et m’attire – comme étant essentiellement celle d’un artiste, pas celle d’un métaphysicien.5
Aldous Huxley à Savitri Devi:
Llano, Californie6
3 février 1946
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. . Peut-être n’ai-je pas réussi à comprendre Akhenaton ; mais il me semble tout de même qu’il n’a pas résolu le problème humain fondamental – réconcilier l’éternité avec le temps – et que les vraies solutions doivent être cherchées ailleurs, dans Lao-Tseu, par exemple, dans le Zen, dans Eckhart…7