Croyances anthropocentrées
Chapitre 1 de Impeachment of Man
(La mise en accusation de l’homme)
par Savitri Devi
traduit par Arjuna
De toutes les idées morales, celle de nos devoirs positifs envers les créatures des autres espèces (les animaux, et même les plantes) est peut-être la plus lente à s’imposer à l’esprit humain. C’est comme si elle était étrangère à l’esprit non moins qu’à la lettre de toutes les religions internationales établies, sauf le bouddhisme. Et celui qui est pleinement conscient de son importance – celui qui reconnaît en elle l’expression d’une vérité morale fondamentale – peut aussi se demander avec étonnement comment des croyances qui omettent de la mentionner explicitement (sans parler de la souligner) ont pu être capables de s’assurer autant de fidèles, et, ce qui est plus, comment leur étroite conception de l’amour peut encore être proclamée comme la « plus élevée », et comment cette affirmation ne soulève aucune protestation de la part des meilleurs hommes. C’est suffisant, sans aucun doute, pour le conduire à de sombres conclusions concernant la rudesse, l’égoïsme et la laideur inhérentes à la nature humaine en général.
Les religions connues du monde antique étaient centrées autour de la famille ou de la tribu, ou de la cité, ou tout au plus de la nation. Les philosophies qui en sortirent lentement, que ce soit dans l’Occident antique ou en Chine, étaient strictement centrées autour de la société humaine, de l’intellect humain, ou de l’âme humaine individuelle. C’est seulement en Inde que les choses étaient nettement différentes, car ici la croyance immémoriale dans les incarnations successives de la même âme, et dans le fruit des œuvres, récolté inexorablement de vie en vie, présupposait une continuité ininterrompue dans tout le schéma de l’existence, une unité organique parmi toutes les espèces, de la plus simple à la plus élaborée. En Grèce, les pythagoriciens (et, beaucoup plus tard, les néo-pythagoriciens) acceptèrent cette vision de l’unité de toute la vie, avec toutes es conséquences pratiques, en même temps que le dogme de la naissance et de la renaissance, un trait essentiel de leur école. A part eux – et des siècles avant eux – une religion vraiment belle mais malheureusement oubliée depuis longtemps, un culte solaire particulièrement philosophique né en Egypte au début du XIVe siècle avant J.C., dont nous parlerons dans un chapitre ultérieur, semble être la seule exception à la tendance générale de pensée, la seule religion centrée sur la vie1 d’origine non-indienne à l’ouest de l’Inde. Le malheur est que son excellence même se révéla fatale à son expansion, et même à sa survie en tant que religion organisée.
Nous pouvons donc affirmer, avec une assez grande certitude, qu’il existe aujourd’hui deux manières principales de considérer nos relations avec les êtres vivants non-humains : la manière hindoue (dont les visions bouddhiste et jaïniste sont simplement des expressions particulières) et l’autre, la manière anthropocentrée, dont les manières chrétienne, islamique, « humanitaire » du XIXe siècle, « socialiste » du XXe siècle, et chinoise de tous les temps (si nous prenons la pensée chinoise en-dehors du taoïsme dans son plus pur aspect) sont des formes différentes.
Théoriquement, les croyances et les philosophies anthropocentrées dominent le monde entier sauf la plus grande partie de l’Inde, la Birmanie, Ceylan, et les pays de l’Extrême-Orient dans la mesure où ceux-ci sont vraiment tombés sous l’influence du bouddhisme. Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas d’individus en Angleterre et en Amérique, en Allemagne et en Russie, qui considèrent toute la vie comme sacrée, et pour qui infliger de la douleur aux animaux est encore plus odieux que le faire à des êtres humains. Cela ne signifie pas non plus que tous les gens, en Inde et ailleurs, qui sont catalogués comme hindous, bouddhistes ou jaïnistes dans les rapports de recensement, soient en fait des parangons de bienveillance active envers toutes les créatures vivantes. Loin de là ! Nous traçons seulement cette esquisse géographique soulignant la distribution inégale des croyances anthropocentrées et des croyances centrées sur la vie sur la carte du monde afin de montrer à quel point peu de progrès a été fait jusqu’à présent sur la voie de l’amour universel – qui est la voie de la véritable moralité – depuis le temps du supposé homme-singe de la période de Neandertal jusqu’à aujourd’hui.
Assez naturellement, notre esquisse peut être utilisée contre notre courant de pensée. Beaucoup diront sans doute : « Si la majorité de l’humanité croit encore dans le droit de l’homme à exploiter les autres créatures à son profit ; si l’idée d’une fraternité universelle (de l’homme et de toutes les créatures vivantes) est si lente à s’affirmer ; si, de plus, comme nous le voyons, elle perd quotidiennement du terrain parmi les jeunes hommes et femmes les plus « avancés » dans les pays où elle était autrefois défendue, alors nous devrions admettre que les croyances anthropocentrées expriment la juste attitude envers le problème moral de la vie ». Mais nous répondons que les « majorités » ne décident en rien de ce qui est vrai ou faux, juste ou erroné. Ceux qui pensent qu’elles le font pourraient aussi bien dire que Socrate avait tort, à son époque, et les Athéniens raison, parce qu’il était seul et qu’ils étaient vingt mille. Ils pourraient aussi bien dire que le cannibalisme et l’esclavage étaient légitimes aux époques et dans les régions où ils étaient répandus et considérés comme « normaux ». Mais nous remarquons que, de ces mêmes civilisations dans lesquelles le cannibalisme était généralement accepté, sortirent, de temps en temps, quelques individus – une minorité infinitésimale, impuissante – que la coutume dégoûtait. Et au milieu d’un monde où l’esclavage était considéré comme un mal nécessaire par des gens respectables, sortirent quelques individus qui le condamnèrent, ouvertement ou secrètement, au nom de la dignité humaine. Et nous voyons que c’est l’opinion de ces individus meilleurs qui triompha finalement. L’un des meilleurs parmi les anciens Mexicains, le roi Nezahualcoyotl2, tenta en vain, au XVe siècle après J.C., de mettre fin aux sacrifices humains dans son royaume3. Mais aujourd’hui, le meurtre d’un homme, même s’il est exécuté en offrande à une déité, est considéré comme un délit criminel et serait puni par la loi presque partout dans le monde. La minorité, au Mexique, devint une majorité – et le serait devenue, apparemment, de toute manière, même si aucun aventurier chrétien n’avait jamais débarqué là. Les minorités deviennent souvent, avec le temps, des majorités.
A ceux pour qui l’exploitation séculaire des animaux semble normale simplement parce qu’elle est presque universelle et aussi vieille que l’homme, nous dirons qu’il y a aujourd’hui des gens qui la désapprouvent fortement – même s’ils ne sont qu’une poignée dispersée parmi des millions d’êtres humains se trouvant encore à un stade plus barbare de l’évolution. Il y a aujourd’hui quelques hommes et femmes, très en avance sur notre époque, qui sentent intensément l’injustice révoltante de toute exploitation des êtres vivants, qu’ils soient à deux pattes ou à quatre, l’horreur de toute souffrance infligée gratuitement, la valeur de toute vie innocente. Il y a des hommes et des femmes – et l’auteur de ce livre est l’une d’elles – qui, à la vue de l’un de leurs contemporains mangeant un beefsteak dans un restaurant ou un sandwich au poulet dans un train, ne sont pas moins dégoûtés que ne l’étaient peut-être quelques rares Mexicains de l’ancien temps lorsqu’ils voyaient les membres rôtis d’un prisonnier de guerre servis sur des plateaux d’or et d’argent dans les banquets officiels. Il y a des hommes et des femmes aujourd’hui, peu en effet probablement, qui sont aussi attristés quand ils voient un cheval fatigué tirant une charrette que certains autres gens « bizarres » pouvaient l’être autrefois lorsqu’ils rencontraient un esclave coupant du bois ou pillant des céréales pour son propriétaire sous la surveillance d’un contremaître impitoyable.
Ces quelques-uns sont aujourd’hui des « rêveurs », des « gens excentriques », des « fanatiques » – comme tous les pionniers. Mais qui peut dire si leur opinion ne deviendra jamais celle de l’homme moyen, et leurs principes la loi du monde ? S’il existe un espoir qu’il puisse en être ainsi un jour, alors nous croyons que cela vaut encore la peine de lutter pour maintenir en vie la civilisation. Sinon – si le faible niveau d’amour que la majorité du globe a atteint était réellement la limite de sa capacité ; si la vision exprimée dans les croyances et les philosophies anthropocentrées était réellement sa vision finale – alors nous croyons que la race humaine n’est pas digne qu’on se tracasse pour elle.
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Selon les croyances religieuses que nous avons qualifiées « d’anthropocentrées », l’homme, seul créé « à l’image de Dieu », est l’enfant chéri de Dieu, peut-être même son seul enfant sur cette Terre. Le Père des Cieux des Evangiles chrétiens aime les moineaux, sans aucun doute. Mais il aime l’homme infiniment plus. Il aime les lys aussi ; il les a faits plus beaux que « Salomon dans toute sa gloire » ; cependant, l’homme est le principal objet de sa sollicitude, non eux. Parmi tous les êtres vivants qui sont nés dans le monde visible, seul l’homme est supposé posséder une âme immortelle. Lui seul a été créé pour l’éternité. Ce monde éphémère a été créé pour qu’il puisse en jouir et s’en nourrir pendant sa courte vie sur Terre, et les autres créatures – aussi bien les quadrupèdes que les oiseaux – ont été désignées pour lui servir de nourriture.
Et ce n’est pas tout. Un schéma complet de Salut a été établi pour lui par Dieu lui-même, pour que l’homme puisse tout de même atteindre la béatitude éternelle en dépit de ses péchés. Dieu a inspiré les prophètes pour appeler l’humanité rebelle à la repentance et pour lui montrer le chemin de la vertu. Et selon la croyance chrétienne, il a même envoyé son Fils unique pour souffrir et pour mourir, pour que son sang puisse devenir la rançon de tous les pécheurs qui mettent leur foi en lui. Toute la splendeur du monde matériel ; toute la beauté, la force et l’amour des millions de bêtes, d’oiseaux, de poissons, d’arbres et de végétaux ; la majesté des montagnes revêtues de neige, la beauté des vagues incessantes, tout cela et plus encore, ne vaut pas, aux yeux de Dieu, l’âme immortelle d’un humain imbécile – ainsi parlent les Evangiles. C’est pourquoi la chasse aux tigres et aux cerfs, le massacre de doux agneaux innocents, si heureux de vivre, la dissection de jolis cochons d’Inde ou de chiens intelligents, ne sont pas des « péchés » selon les religions anthropocentrées, pas même si elles entraînent la souffrance la plus terrible. Mais l’euthanasie sans douleur appliquée à des idiots humains inutiles est un « crime ». Comment pourrait-il en être autrement ? Ils ont deux jambes, pas de queue, et une âme immortelle. Si dégénérés qu’ils puissent être, ils sont des hommes.
Je ne peux pas m’empêcher de me rappeler la réponse d’un étudiant en médecine français, membre de la « Fédération chrétienne des étudiants », à qui j’avais demandé, vingt-cinq ans plus tôt, comment il pouvait concilier ses aspirations religieuses avec son soutien à la vivisection. « Quel conflit peut-il y avoir entre les deux ? », dit-il ; « le Christ n’est pas mort pour les cochons d’Inde et les chiens ». Je ne sais pas ce que le Christ aurait réellement dit sur ce sujet. Le fait demeure que, du point de vue du christianisme historique, le garçon avait raison. Et sa réponse est suffisante pour nous dégoûter pour toujours de toutes les croyances anthropocentrées.
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Les croyances anthropocentrées ne possèdent même pas ce minimum de cohérence interne qui oblige parfois à reconnaître une certaine force dans un mauvais système de pensée. Ceux qui croient en elles et qui parviennent à ne pas être trop irrémédiablement irrationnels, tentent de justifier leur point de vue en disant que l’homme, en tant qu’espèce, est supérieur aux bêtes non douées de parole. Il peut parler, et elles ne peuvent pas. Cela est certain. Il peut parler, et en conséquence il peut définir et déduire, et passer d’une déduction à une autre. Il peut transmettre à d’autres gens les conclusions de son raisonnement et les résultats de son expérience. Il devient plus conscient de ses propres pensées en les exprimant. En un mot, il peut faire tout ce qui est possible seulement par l’usage d’un système conventionnel de sons symboliques, qu’il appelle langage, et que les animaux et les oiseaux ne possèdent pas. Son être est élevé au-dessus des nécessités immédiates de la vie quotidienne, et son esprit le rend capable d’évolution, en utilisant ce système.
Chacun reconnaîtra que cela est vrai dans une large mesure, cependant tous ne verront pas nécessairement quel rapport il peut y avoir entre cet avantage humain de la parole et l’exploitation par l’homme des animaux non doués de parole. Il est plus difficile de comprendre la place privilégiée que des religions comme le judaïsme, le christianisme et l’islam donnent à l’homme, lorsqu’on se rappelle que les livres sacrés de ces trois fameuses religions admettent l’existence de créatures célestes beaucoup plus belles et plus intelligentes que lui, en particulier les anges – des créatures qui n’ont pas besoin d’attendre le jour de la résurrection pour acquérir un corps « glorieux », mais qui sont, d’ores et déjà, dans leur corps de lumière, libérés de la maladie, de la déchéance et de la mort. Eux, et non les maladroits fils d’Adam, auraient dû être les seuls à pouvoir disposer à leur gré de la nature et de l’homme, car il semblerait, selon ce qu’on peut trouver sur eux dans les Saintes Ecritures, que les anges sont autant supérieurs aux hommes que les hommes les plus brillants peuvent prétendre être supérieurs aux animaux, et même plus.
Cependant, il semble que Dieu aime l’homme avant tout. Tous les humains pécheurs peuvent être sauvés par sa grâce ; alors que ces pauvres anges qui autrefois, à l’aube des temps, se rebellèrent contre leur Créateur sous la direction de Lucifer, n’ont pas d’autre alternative que de rester damnés pour toujours. Aucun Rédempteur ne fut jamais envoyé pour payer la rançon de leurs péchés. Aucun espoir de Salut ne leur fut jamais donné. Aucune repentance de leur part, semble-t-il, ne leur serait utile. Pourquoi ? Dieu seul le sait. Ils ne sont pas des hommes, ils ne sont pas les enfants chéris de Dieu. C’est la seule explication qu’on peut donner, s’il en existe une pour l’étrange justice et les goûts bizarres du vieux Père Jéhovah. Ils ne sont pas des hommes. Aussi intelligents et beaux qu’ils puissent être, et pleins de potentialités infinies pour le bien comme pour le mal, si on leur donnait seulement une chance, ils ne valent apparemment pas, aux yeux de Dieu, l’ivrogne repenti qui pleurniche bruyamment à la fin d’un meeting de l’Armée du Salut. Les desseins de Dieu ne peuvent être discutés. Mais alors, ne nous dites pas que son amour pour l’homme est « justifié » par la supériorité de l’homme, et que le droit qu’il donna à l’espèce choisie d’exploiter les autres créatures plus faibles est fondé sur une base raisonnable. Il ne l’est pas. Car s’il l’était, il y aurait eu, au Paradis, une place pour les anges déchus et repentis, et au moins autant de joie pour l’un d’entre eux que pour les âmes de dix mille ivrognes du quartier Est de Londres.
La vraie raison pour cette insistance continuelle sur le bien-être de l’homme seul, dans ce monde et dans l’autre, semble résider dans l’incapacité de Dieu à transcender une certaine partialité puérile – nous parlons, bien sûr, du Dieu personnalisé des religions anthropocentrées enracinées dans le judaïsme, et non de cette Puissance impersonnelle qui se trouve derrière toute existence, en laquelle nous croyons. Le Dieu des chrétiens, le Dieu de l’islam, et le Dieu de la plupart de ces libres penseurs qui ne sont pas des athées complets, n’est jamais parvenu à se débarrasser complètement des habitudes qu’il avait autrefois lorsqu’il n’était que le dieu protecteur de quelques tribus de nomades du désert, esclaves dans le pays des Pharaons. Il a été capable de s’élever du rang d’un dieu national à celui d’un Dieu de toute l’humanité. Mais c’est tout. Son amour semble avoir été dépensé pendant sa transformation de « Peuple Elu » d’Israël en Espèce Elue de l’humanité. Il n’avait pas en lui le désir d’étendre ses sentiments paternels encore au-delà de ces étroites limites. Il ne lui est jamais apparu combien elles étaient étroites en fait et combien irrationnelles, combien médiocres, combien trop-humaine était cette préférence infantile pour l’homme, chez un Dieu qui est supposé avoir créé la Voie Lactée.
Les dieux nationaux assoiffés de sang de l’antiquité moyen-orientale – autrefois ses rivaux, à présent tous morts – étaient plus cohérents dans leurs limitations. Ils limitaient leur domaine à une cité, ou tout au plus à un pays, et dans les cas d’urgence ils acceptaient – certains disent, réclamaient – des victimes humaines aussi bien que des offrandes de chair animale. C’étaient des dieux sinistres, pour la plupart. Mais il y avait quelque chose de franc et de rassurant dans leurs limitations mêmes. Avec eux, on savait où on allait. On n’était pas emmené en leur nom par des prophètes et des saints qui nous montraient le chemin menant tout droit à l’amour universel, pour ensuite vous abandonner au milieu du chemin. Les prophètes de Jéhovah pouvaient appeler « abominations » ces religions archaïques, mais elles étaient cohérentes. Jéhovah lui-même était ainsi, aussi longtemps qu’il resta le simple dieu tribal des Juifs.
Mais lorsque plus tard les Juifs proclamèrent qu’il était le Dieu de toute l’humanité ; lorsqu’il se glissa à l’intérieur du christianisme en tant que Père des Cieux et Première Personne de la Sainte Trinité ; et à l’intérieur de l’islam en tant que Dieu Unique révélé à l’humanité par l’intermédiaire de son dernier et définitif porte-parole, le Prophète Mahomet ; et finalement, lorsqu’il inspira l’idéologie des humanistes théistes – et même athées – en tant qu’inévitable reliquat d’une tradition lente à mourir, alors sa conception devint de plus en plus irrationnelle.
Il y eut de moins en moins de raisons pour qu’il limite sa sollicitude à l’humanité. Cependant il s’arrêta là. Il y eut de plus en plus de raisons pour qu’il se développe comme un véritable Dieu Universel de toute la Vie. Cependant il n’évolua pas ainsi. Il ne put se débarrasser de sa vieille tendance à choisir une fraction de sa création et à la bénir avec une bénédiction spéciale, à l’exclusion de tout le reste. Cette fraction du Grand Univers avait autrefois été le peuple juif. Ce fut dès lors l’espèce humaine – une amélioration insignifiante, si on la considère d’un point de vue astronomique (c’est-à-dire depuis ce que nous pouvons imaginer comme étant la seule véritable divinité).
Les grandes religions du monde à l’ouest de l’Inde restèrent anthropocentrées, semble-t-il, parce qu’elles ne purent jamais se libérer entièrement de la marque de leur origine tribale particulière, parmi les fils d’Abraham. Les Juifs ne furent jamais un peuple qui pût être accusé de donner aux animaux une trop grande place dans sa vie et dans ses pensées quotidiennes. Le Christ, qui vint « pour accomplir » la loi et les prophéties juives (pas pour introduire dans le monde une manière de penser différente, plus rationnelle, et réellement meilleure), ne semble jamais s’être beaucoup tracassé à propos des créatures non douées de parole. Nous parlons, bien sûr, du Christ tel qu’il nous est présenté dans les Evangiles chrétiens. Ce Christ – nous n’avons pas de raison particulière de rechercher si un autre, plus « vrai », vécut jamais – n’accomplit jamais un miracle, n’intervint même jamais d’une manière naturelle, en faveur d’un animal, contrairement à son contemporain, Apollonios de Tyane, pour ne pas parler de nombreux Maîtres anciens et illustres, comme le Bouddha. Il ne parla jamais de l’amour de Dieu pour les animaux, sauf pour affirmer qu’Il aimait les êtres humains a fortiori beaucoup plus. Il ne mentionna jamais, ni ne sous-entendit les devoirs de l’homme envers eux, bien qu’il n’oublia pas de mentionner d’autres devoirs, et de les souligner.
Si les Evangiles doivent être pris comme ils sont écrits, alors les rapports du Christ avec les créatures non-humaines consistent, en une occasion, à envoyer quelques esprits mauvais dans un troupeau de cochons afin qu’ils ne puissent pas tourmenter plus longtemps un homme4, et une autre fois, de faire en sorte que ses disciples, qui comme chacun sait, étaient pour la plupart des pêcheurs de profession, attrapent une quantité incroyable de poissons dans leurs filets5. Dans les deux cas son intention était évidemment de favoriser les êtres humains, aux dépens des créatures animales, cochons ou poissons. Quant aux plantes, il est vrai qu’il admira les lys dans les prés ; mais il n’est pas moins vrai qu’il maudit un figuier pour ne pas avoir donné de figues hors de saison et le fit dépérir, pour que ses disciples puissent comprendre la puissance de la foi et de la prière6. Les chrétiens fervents, Anglais ou Allemands, qui aiment les animaux et les arbres, peuvent rétorquer que personne ne sait exactement tout ce que Jésus a réellement dit, et que les Evangiles contiennent le récit de seulement quelques-uns de ses innombrables miracles. Cela se peut. Mais comme il n’existe aucun récit de sa vie excepté l’Evangile, nous devons nous contenter de ce qui y est révélé. De plus, le christianisme en tant que développement historique est centré autour de la personne du Christ tel que les Evangiles le décrivent. Et comme Norman Douglas l’a bien remarqué7, cela reste un fait que le léger progrès accompli pendant les années récentes dans les pays du nord-ouest de l’Europe et en Amérique, en faveur d’une attitude bienveillante envers les animaux, a été réalisé malgré le christianisme, et non grâce à lui.
Dire, comme certains le font, que chaque mot des Evangiles chrétiens a un sens ésotérique, et que « cochons » et « poissons » et le « figuier stérile » servent à désigner autre chose que de véritables créatures vivantes, n’améliorerait guère les choses. Il resterait vrai que la bienveillance envers les animaux ne figure pas dans l’enseignement de Jésus tel qu’il nous est parvenu, alors que d’autres vertus, en particulier la bienveillance envers les humains, sont hautement recommandées. Et le développement du christianisme historique resterait, dans tous ses détails, tel que nous le connaissons.
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Que les gens dont le regard sur le monde est conditionné par la tradition biblique doivent insister fortement sur la place spéciale de l’homme dans la manifestation de la Vie ; qu’ils devraient insister sur les souffrances de l’homme, et sur la nécessité du bonheur de l’homme, apparemment sans accorder davantage qu’une pensée aux autres créatures vivantes, on peut le comprendre. Ils suivent les enseignements du Livre, auquel ils ajoutent parfois quelques écrits secondaires basés sur lui. On ne peut pas attendre d’eux qu’ils aillent au-delà de ce qui est prescrit dans le Livre ou dans ces écritures ultérieures.
Mais il y a en Occident, et même depuis le Moyen-Age, un nombre de plus en plus grand de gens qui osent vivre sans obéir totalement au Livre ; qui rejettent ouvertement toute révélation divine comme improbable, et qui voient dans leur conscience la seule source de leurs jugements moraux et leur seul guide dans le domaine moral. Il est remarquable que ces gens, libérés des chaînes de toute religion établie, conservent encore le regard de leurs pères au sujet de la relation de l’homme avec les animaux et avec la nature vivante en général. La Libre Pensée, qui s’est pourtant détournée de toutes les métaphysiques anthropocentrées, qui a pourtant remplacé les conceptions anthropocentrées de l’Univers par une magnifique vision d’ordre et de beauté à une échelle cosmique – une vision scientifique, plus inspirante que tout ce que la spéculation religieuse a jamais inventé, et dans laquelle l’homme n’est qu’un détail négligeable – la Libre Pensée, disons-nous, a entièrement omis de rejeter les échelles de valeurs anthropocentrées, également dépassées, puisque héritées de ces religions qui sont sorties du judaïsme. Les Fils du Rationalisme Grec, comme le montre leur attitude intellectuelle, les Occidentaux qui se vantent de ne plus être chrétiens – et les quelques jeunes hommes avancés de Turquie et de Perse, et du reste du Proche et du Moyen-Orient, qui se vantent de ne plus être des musulmans orthodoxes – demeurent, au regard de leur échelle de valeurs morales, les fils d’une tradition religieuse profondément enracinée qui vient d’aussi loin que les plus vieux fragments des Ecritures juives : la tradition selon laquelle l’homme, créé à l’image de Dieu, est le seul être vivant né pour l’éternité, et a une valeur totalement hors de proportion avec celle de chacune des autres espèces animales.
Il est vrai que pendant ces dernières années, il y eut en Occident – non, il y a, car rien de ce qui est en harmonie avec les Lois de la Vie ne peut jamais être complètement supprimé – une école de pensée non-chrétienne (on peut même dire anti-chrétienne) et d’une portée dépassant de loin le cadre de la politique, qui dénonça courageusement cette tradition erronée d’un autre âge, et qui établit une échelle de valeurs différente et des règles de comportement différentes. Elle accepta le principe des droits des animaux, et plaça un bel animal au-dessus d’un homme dégénéré. Elle remplaça le faux idéal de la « fraternité humaine » par le seul vrai idéal de l’humanité naturellement hiérarchisée, harmonieusement intégrée dans le Royaume de la Vie, lui aussi naturellement hiérarchisé, et comme corollaire logique de cela, elle prôna audacieusement le retour à la mystique du nationalisme authentique enraciné dans une saine conscience raciale, et la résurrection des vieux dieux nationaux de la fertilité et de la bataille (ou l’exaltation de leurs équivalents philosophiques) qu’un « penseur » grec et quelques-uns des prophètes juifs eux- mêmes avaient déjà écartés – pour parler poliment : « transcendés » – au temps de l’Antiquité décadente. Et ses valeurs raciales, solidement fondées sur le roc de la réalité divine, et intelligemment défendues, en comparaison avec celles de l’anthropocentrisme traditionnel, héritées du christianisme, sont, et ne peuvent que demeurer, quel qu’ait été le destin matériel de leur grand Représentant et du régime qu’il créa, les seules valeurs indépassables du monde contemporain et futur. Mais c’est un « crime », pour l’époque actuelle, de les mentionner, sans parler de les soutenir ouvertement – ainsi que toutes leurs récentes applications.
Les idéologies opposées, plus en accord avec les tendances générales de la Libre Pensée moderne héritée de la Renaissance, ont rompu seulement en apparence avec les croyances anthropocentrées. En fait, nos socialistes internationaux et nos communistes, tout en poussant Dieu et le surnaturel en dehors de leur champ de vision, sont plus semblables aux chrétiens que les Eglises chrétiennes ne l’ont jamais été. Celui qui a dit : « aime ton prochain comme toi-même » n’a pas de disciples plus sincères et plus parfaits de nos jours, que ces zélotes dont la préoccupation première est de donner à chaque être humain une vie confortable et toutes les possibilités de développement, par l’exploitation intensive et systématique de la totalité des ressources du monde matériel, animé et inanimé, pour le bien-être de l’homme. Le communisme, cette nouvelle religion – car c’est une sorte de religion – exaltant l’homme ordinaire, cette philosophie des droits de l’humanité en tant qu’espèce privilégiée, est l’aboutissement naturel et logique du véritable christianisme. C’est la doctrine chrétienne du travail et de l’amour pour son prochain, libérée du poids écrasant de la théologie chrétienne. C’est le véritable christianisme, moins le clergé – que le Christ méprisa complètement – et moins toutes les croyances de l’Eglise concernant l’âme humaine et toute la mythologie de la Bible – que le Christ aurait sûrement apprécié beaucoup moins qu’un simple élan spontané du cœur vers l’humanité souffrante. Le Christ, s’il revenait, ne se sentirait probablement nulle part autant « chez lui » que dans les pays qui ont fait de l’amour de l’homme ordinaire l’âme de leur système politique.
Et ce n’est pas tout. Même la théologie chrétienne ne restera peut-être pas toujours aussi inutile que le pensent souvent nos amis communistes. Il se pourrait, un jour, qu’ils en viennent eux-mêmes à l’utiliser. Et si jamais ils le font, qui les en blâmera sinon ces chrétiens de nom qui ont oublié le caractère parfaitement « prolétarien » de leur Maître et de ses premiers disciples ? Le mythe du Dieu de l’humanité s’incarnant dans le fils du charpentier de Nazareth peut bien être interprété comme un symbole préfigurant la déification de la majorité travailleuse des hommes de notre époque – des « masses », de l’homme en général.
En d’autres mots, le rejet de la croyance au surnaturel, et la venue d’un regard scientifique sur le monde matériel, n’ont pas le moins du monde élargi le regard moral des Occidentaux. Et à moins qu’ils ne soient des racialistes cohérents, adorateurs de la Vie hiérarchisée, ceux qui aujourd’hui proclament ouvertement que la civilisation peut bien exister sans son arrière-plan traditionnel chrétien (ou musulman) s’en tiennent à une échelle de valeurs qui procède, soit d’un amour encore plus étroit que celui qui est prêché au nom du Christ ou de l’islam (par l’amour d’un simple individu ou de sa famille), soit tout au plus du même amour – pas d’un amour plus élargi ; pas d’un amour véritablement universel.
La moralité « généreuse » dérivée de la Libre Pensée moderne n’est pas meilleure que celle qui est basée sur les antiques croyances anthropocentrées, qui ont leur origine dans la tradition juive. C’est une moralité – comme la vieille moralité chinoise, partout où le vrai bouddhisme et le vrai taoïsme ne l’ont pas modifiée – centrée sur la « dignité de tous les hommes » et sur la société humaine en tant que référence suprême, la seule réalité que l’individu doit respecter et pour laquelle il doit vivre ; une moralité qui ignore tout de l’affiliation de l’homme avec le reste de la nature vivante, et qui regarde les créatures sensibles comme n’ayant aucune valeur excepté dans le sens où elles peuvent être exploitées par l’homme pour le but plus « élevé » de sa santé, de son confort, de son habillement, de son amusement, etc. La croyance morale du Libre Penseur d’aujourd’hui est une croyance anthropocentrée – non moins que celle de Descartes et de Malebranche, et plus tard, des idéalistes de la Révolution Française, et finalement d’Auguste Comte.
Nous croyons qu’il existe une manière différente de voir les choses – une manière différente, en comparaison avec laquelle cette vision anthropocentrée semble aussi infantile, médiocre et barbare que peut sembler l’être la philosophie d’une tribu anthropophage, quand on la compare à celle des Saints chrétiens, ou même à celle des plus sincères idéologues du socialisme ou du communisme international moderne.
1 Je n’ai pas mentionné l’ancienne religion (préchrétienne) de l’Europe germanique, qui était également centrée sur la vie
et « sacrificielle », comme l’est la religion védique en Inde. Elle n’est pas assez connue pour être discutée ici.
2 Roi de Tescuco, né en 1403, mort en 1470 ; bien connu comme guerrier, administrateur, ingénieur et poète.
3 Ixtlilxochitl.
Histoire des Chichimèques (traduction française), Vol. I, chap. 49. Cité par Brasseur de Bourbourg :
Histoire des Nations Civilisées du Mexique et de l’Amérique Centrale. Vol. III, p. 297.
4 Luc, 8.32, 33.
5 Luc, 5. 4-11.
6 Marc, 11. 12-14 et 20-23.
7 Norman Douglas:
How About Europe? Chatto & Windus, Londres 1930, p. 242.
Ce texte constitue le chapitre I de Impeachment of Man [La mise en accusation de l’homme] (Calcutta: Savitri Devi Mukherji, 1959).