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V

L’HISTOIRE, L’ACTION ET L’INTEMPOREL

Le Temps, l’Etendue et le Nombre
Sont tombés du noir firmament,
Dans la mer immobile et sombre.
Suaire de silence et d’ombre,
La nuit efface absolument
Le Temps, l’Etendue et le Nombre
”.
Leconte de Lisle (Villanelle. Poèmes Tragiques)

T’es-tu parfois préoccupé de la fuite irrémédiable des heures, et de l’impossibilité d’en remonter le cours ? Et as-tu senti combien nous sommes prisonniers du temps, en tout ce qui concerne notre expérience sensible ? — prisonniers de l’espace, certes, puisque nous sommes des corps matériels, même si nous ne sommes pas que cela, et qu’un corps ne se conçoit pas indépendamment de sa position par rapport à des points de repère, mais bien davantage encore prisonniers du temps, puisqu’une succession temporelle est forcément orientée, et ne se vit que dans un sens du passé, figé dans son irrévocabilité, vers l’avenir, peut-être tout aussi irrévocable mais appréhendé comme une indéfinité de situations possibles, — de virtualités plus ou moins probables — tant qu’il n’est pas devenu “présent”, c’est-à-dire, en fait, passé ; histoire définitive ?

Il y a, certes, une limite aux possibilités qu’a un corps de chair et de sang, — et de nerfs — comme le nôtre, de parcourir l’espace. Des hommes sont arrivés — au prix, il est vrai, d’énormes inconvénients, mais enfin sont arrivés, dans certaines conditions, — à quitter le champ d’attraction de la Terre, dont ils avaient été jusque-là les captifs, et à s’élancer au-delà. Oh, pas très loin ! Jusque sur la Lune, c’est-à-dire dans le voisinage le plus immédiat de notre planète. (Soit dit en passant que ce sont des Aryens — un Aryen surtout, le mathématicien von Braun, — qui ont rendu possible cet exploit, et d’autres Aryens

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qui l’ont accompli). Ce n’est qu’un début. Mais ce “premier pas” permet “tous les espoirs”, disent les experts qui ont étudié la question. Ce qu’ils appellent pompeusement “la conquête de l’espace”, ne serait qu’une affaire de progrès technique, donc d’étude et de patience.

Il y a, malgré tout, semble-t-il, une limite. Car si le progrès technique est indéfini, l’espace physique l’est aussi. Il est imprudent de faire, dans ce domaine, des prédictions. Qui aurait pu affirmer, il y a seulement quelques décades, que des hommes verraient un jour effectivement notre Terre “se lever” et “se coucher” — énorme disque lumineux, bleu et blanc, sur fond noir — à l’horizon lunaire ? Il me paraît quand même bien peu probable que l’homme puisse jamais s’aventurer hors de notre système solaire, si vaste, à notre échelle, si infime, à celle du cosmos. Mais il reste certain que, même s’il demeure pour toujours impossible dans la pratique de franchir une limite (que nous ignorons encore), nous pouvons malgré tout concevoir, imaginer une expansion indéfinie dans ce sens. Au-delà de la dernière limite atteinte — qu’elle soit à l’intérieur du système solaire ou plus loin — il y aura toujours “de l’étendue” ; une distance non-parcourue que l’on “pourrait parcourir si . . . .” on possédait des moyens plus puissants. Il n’y a pas de limite théorique. L’espace, c’est essentiellement ce qui peut être parcouru, — et cela, dans tous les sens. Il n’y aurait, au fait, pas de limite pratique pour un hypothétique explorateur qui n’aurait besoin ni de se nourrir ni de dormir (qui ne s’userait pas) et qui dirigerait un appareil de transport pouvant, lui aussi, se passer indéfiniment de renouveler son énergie motrice. Et même s’il n’est pas, même s’il ne peut jamais être matériellement réalisable, on peut imaginer un tel voyage qui durerait toujours, à travers l’espace.

Par contre on sait que, même aidé de la plus excellente mémoire, il est impossible de remonter effectivement le temps et, même aidé de beaucoup d’intuition politique et de psychologie individuelle et collective, d’en suivre le cours au-delà de demain, voire même de “ce soir”. J’ai mentionné plus haut l’irrévocabilité du passé, que l’on peut oublier, certes, ou que l’on peut déformer — que l’on déforme forcément, même alors qu’on essaye de le reconstruire impartialement, — mais qu’on ne peul changer ; qui est désormais hors d’atteinte, comme imprimé

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pour toujours dans une immense mémoire impersonnelle et infaillible : la mémoire de l’Univers ; hors d’atteinte, mais aussi hors de portée, inconnaissable, car non directement revivable.

On entend souvent dire que “le passé n’est rien” ; que “ce qui n’est plus est comme s’il n’avait jamais été”. Je n’ai, pour ma part, jamais pu comprendre cette assimilation du donné vivant d’hier et d’avant-hier à un pur néant. Sans doute ai-je trop de mémoire. Ce n’est pas l’absence du passé — l’impossibilité de la “rattraper” — qui me frappe le plus, mais au contraire son éternelle présence, — l’impossibilité d’en altérer le moindre détail. Ce qui est fait, ou dit — ou pensé — a été fait, ou dit, ou pensé. On peut faire autre chose ; dire autre chose ; diriger sa pensée dans une tout autre direction. Mais cet “autre chose”, cette pensée “convertie” (tournée dans un autre sens) sont de nouveaux irrévocables, qui se superposent aux premiers sans les détruire. J’ai, aussi loin que je puisse me souvenir, toujours senti cela. Tout enfant, je fréquentais une école “libre”, une école catholique, et suivais avec les autres petites filles les leçons de catéchisme. On nous y disait, entre autres choses, que “Dieu peut tout”. Ayant chaque fois réfléchi après une telle déclaration, je me hasardai un jour à demander la parole, et dis, dès que je fus libre de m’exprimer : “Je suis aujourd’hui venue en classe à huit heures du matin, heure de Lyon. “Dieu” peut-il faire en sorte que cela ne soit plus vrai, mais que je sois venue, disons, à huit heures et demie, toujours heure de Lyon, cela va sans dire ? Peut-il changer ce qui est passé ?”. Et l’institutrice n’ayant pu répondre à ma question de façon à satisfaire mon jeune esprit, je me détachai un peu plus de l’idée de ce “Dieu” trop humain qu’on me présentait — Dieu dont la choquante partialité envers “l’homme” avait commencé, dès l’aube de ma vie, à me repousser. Et l’irrévocabilité du passé — de l’instant présent, dès qu’il est tombé dans le passé — me hanta toujours : source de joie, source d’inquiétude ; connaissance précieuse, puisqu’elle a dominé la conduite de ma vie.

Plus de quarante ans plus tard, — en 1953, — je devais écrire un “poème en prose” dont chaque stance finit par les mots : “While we never forget; never forgive” — “car nous n’oublions jamais ; ne pardonnons jamais”. J’y évoquais le souvenir de cette gloire que fut le Troisième Reich allemand, et aussi mon amertume (et celle de mes camarades) à la pensée de la persécution

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sans répit des nôtres, et de tous les efforts faits après la Seconde Guerre mondiale pour tuer notre foi hitlérienne. L’attitude n’était pas, chez moi, nouvelle. A huit ans, quelques mois à peine avant la Première Guerre, n’avais-je pas une fois déclaré que je “détestais le: Christianisme parce qu’il fait à ses fidèles un devoir de pardonner”, révoltée que j’étais à l’idée de “pardon” accordé aux enfants coupables d’avoir torturé des insectes ou quelqu’autres bêtes sans défense, ainsi qu’aux grandes personnes auteurs d’atrocités gratuites, à quelqu’époque que ce soit, pourvu que l’action lâche, et partant dégradante, ait été suivie d’un repentir, même tardif ?

Le pardon, — ou l’oubli — peut changer du tout au tout les rapports entre les gens, d’à partir du moment où il est donné de bon cœur, et total. Il ne peut changer ce qui est, une fois pour toutes, stéréotypé dans le passé. Il n’est même pas certain que les rapports entre individus et entre peuples s’amélioreraient tellement, si les premiers se mettaient à pratiquer le pardon des offenses, tant légères que graves, et si les seconds supprimaient, soudain, chez leurs jeunes, l’enseignement de l’histoire. Ils cesseraient de se haïr pour les raisons pour lesquelles ils se détestent ou au moins s’opposent, aujourd’hui. Mais étant donnée la nature humaine avec ses convoitises, sa vanité et son égoïsme, ils se découvriraient bientôt d’autres prétextes d’inimitié. (Les animaux ont la mémoire courte, — et combien ! Chaque génération, ignorante des cruautés répétées de l’homme, est prête à lui faire de nouveau confiance, et, dans le cas de bêtes domestiques, à lui vouer cet amour inconditionné, dont seuls sont capables des êtres qui ne raisonnent pas. Et pourtant, . . . cet oubli total n’améliore en rien la conduite des hommes envers le reste des vivants. L’oubli de l’histoire n’aurait-il pas, entre hommes cette fois, un résultat, ou plutôt un manque de résultat analogue ?).

De toute façon, aucun “recommencement”, même heureux, ne peut obnubiler ce qui s’est produit une fois. Avoir été, ne fût-ce qu’une fois, c’est, d’une certaine manière, être à jamais. Oubli ni pardon, ni même la succession indéfinie des millénaires, — n’y peut rien. Et les évènements les moindres — les moindres à notre échelle — sont aussi indélibiles que ceux que nous considérons les plus importants. Tous “existent” également à la manière des choses “passées” — passées aux yeux d’individus qui

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ne peuvent vivre leur expérience que selon un “avant” et un “après”.

* * *

Sans doute la notion d’“existence” irrévocable du passé, ne procure-t-elle qu’une bien maigre consolation aux gens tourmentés de la nostalgie des époques “heureuses”, vécues ou imaginées. Le Temps refuse de “suspendre son vol” à la supplication du poète enamouré de la beauté fugitive — qu’il s’agisse d’une heure de communion silencieuse avec la femme aimée (et, à travers elle, et au-delà d’elle, avec l’harmonie des sphères), ou d’une “heure de gloire”, c’est-à-dire de communion, dans l’éclat des fanfares ou le bruit des armes, ou le rugissement des foules frénétiques, avec l’âme de tout un peuple et, à travers elle et au-delà d’elle, encore et toujours, avec le Divin —un autre aspect du Divin.

Il, est possible, parfois, et généralement sans avoir fait pour cela un effort spécial de mémoire, de revivre, comme dans un éclair, un moment de son propre passé, et cela, avec une intensité incroyable, comme si la conscience de soi était soudain hallucinée sans que les sens ne le soient le moins du monde. Un rien, — une saveur, bien actuelle, comme celle de la “petite madeleine” que cite Proust, dans sa célèbre analyse du “revécu” ; une odeur furtive, autrefois respirée ; une mélodie qu’on avait crue oubliée, un simple son comme celui de l’eau tombant goutte à goutte, — suffit à mettre, pour un instant, la conscience dans un état qu’elle “sait” être le même que celui qu’elle a connu, des années et parfois des décades, plus d’un demi-siècle auparavant ; état d’euphorie ou d’inquiétude, voire d’angoisse, selon le moment resurgi comme par miracle de la brume du passé, — moment qui n’avait pas cessé d’“exister” à la façon des choses révolues, mais qui prend tout à coup la netteté et le relief d’un présent, comme si un mystérieux projecteur, braqué sur lui, l’éclairait du jour de l’actualité vivante.

Ces expériences sont toutefois rares. Et s’il est possible de les provoquer, elles durent peu, même chez les gens capables d’évoquer leurs souvenirs avec une très grande puissance. Et puis, elles ne concernent, sauf cas tout à fait exceptionnels et

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d’ailleurs, la plupart du temps, discutables, que le passé personnel de celui qui “revit” tel état ou tel épisode, non le passé historique. Or il y a des gens que l’histoire de leur peuple — même celle d’autres peuples, — intéresse bien plus que leur propre passé. Et, quoique des savants, dont c’est là le métier, réussissent à reconstituer tant bien que mal, à partir de vestiges et de documents, ce qui, à première vue, apparaît comme “l’essentiel” de l’histoire, et quoique certains érudits étonnent parfois leurs lecteurs ou leurs auditeurs par le nombre et la minutie des détails qu’ils connaissent sur les habitudes de tel personnage, les intrigues de telles chancelleries, ou la vie quotidienne de tel peuple disparu, il n’en demeure pas moins certain que le passé du monde civilisé — le plus facile à saisir, pourtant, puisqu’il a laissé, lui, des traces visibles, — nous échappe. Nous le connaissons indirectement, et par bribes, que nos investigateurs s’efforcent de mettre ensemble, à la manière d’un jeu de patience dont il manquerait la moitié ou les trois quarts des cubes. Et même si nous en possédions tous les éléments, nous ne le connaîtrions encore pas, parce que connaître, c’est vivre, — ou revivre — et qu’aucun individu soumis à la catégorie du Temps ne peut vivre l’histoire. Ce que cet individu peut, tout au plus, connaître directement, c’est-à-dire vivre, et ce dont il peut ensuite se souvenir, parfois avec une hallucinante netteté, c’est l’histoire de son époque dans la mesure où il a lui-même contribué à la faire ; en d’autres termes, c’est son histoire à lui, située dans un ensemble qui la dépasse et souvent l’écrase.

C’est sans doute là une histoire plus vraie que celle que reconstruiront un jour les savants. Car ce qui paraît être “l’essentiel” d’une époque, étudiée à travers des documents et des vestiges, ne l’est pas. L’essentiel, c’est l’atmosphère d’une époque, ou d’un moment au sein d’une époque: atmosphère qui seule peut être saisie à travers l’expérience directe qu’en a celui qui la vit : celui dont elle baigne l’histoire personnelle. Guy Sajer, dans son livre admirable “Le Soldat oublié”, nous a donné l’essentiel de la campagne de Russie de 1941 à 1945. Il a su mettre dans ses pages une telle force de suggestion, justement parce que, cette campagne de Russie, il l’a faite — à côté de milliers d’autres, dans les rangs de la Wehrmacht, puis de la division d’élite “Grossdeutschland” ; parce qu’elle représente une franche de sa propre vie. Quand, dans trois mille ans, des historiens

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voudront avoir une idée de ce que fut la Seconde Guerre mondiale, sur ce front particulier, ils en acquerront une bien plus juste en lisant le livre de Sajer (qui mérite de survivre) qu’en essayant de reconstituer, à l’aide de documents sporadiques impersonnels, l’avance et la retraite des armées du Reich. Mais, je le répète, ils en acquerront une idée, pas une connaissance, une idée, un peu à la manière dont nous en avons aujourd’hui une du déclin de l’Egypte sur la scène internationale, à la fin de la Vingtième Dynastie, à travers ce qui nous reste du savoureux rapport de Wenamon, envoyé spécial de Ramsès XI (ou plutôt du grand-prêtre Hrihor) auprès de Zakarbaal, “roi” de Guébal, ou Gubla, que les Grecs appellent Byblos, en 1117 avant Jésus-Christ.

Rien ne nous donne plus intensément l’expérience de ce que j’ai appelé dans d’autres écrits la “servitude du Temps”, que cette impossibilité où nous sommes de laisser voyager notre “moi” dans le passé historique que nous n’avons pas vécu, et dont nous ne pouvons donc pas “nous souvenir”. Rien ne nous fait sentir notre isolement au sein de notre époque, comme notre incapacité de vivre directement, à volonté, telle autre époque, dans tel pays ; de voyager dans le temps comme nous voyageons dans l’espace. Nous pouvons visiter toute la terre telle qu’elle est aujourd’hui, non la voir telle qu’elle fut autrefois. Il nous est impossible, par exemple, de nous plonger effectivement dans l’atmosphère du temple de Karnak — voire même seulement d’une rue de Thèbes — sous Thotmosé III ; de nous trouver à Babylone au temps d’Hammurabi, — ou chez les Aryas, avant qu’ils ne quittassent la vieille patrie arctique; ou au milieu des artistes en train de peindre les fresques dans les grottes de Lascaux ou d’Altamira, aussi réellement que nous sommes quelque part sur terre à notre époque, après nous y être rendus à pied ou en voiture, par le train, en bateau ou en avion. Et cette impression de barrière définitive, — ou de voile, qui laisse deviner quelques contours mais nous interdit à jamais une vision plus précise, — est d’autant plus pénible, peut-être, que la civilisation que nous aimerions connaître directement est chronologiquement plus près de nous, tout en étant qualitativement plus différente de celle au milieu de laquelle nous sommes forcés de demeurer.

L’histoire m’a toujours fascinée ; l’histoire du monde entier,

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dans toute sa richesse. Mais il m’est particulièrement pénible de savoir que je ne pourrai jamais connaître directement l’Amérique précolombienne, . . . en allant y vivre pour quelque temps ; qu’il ne sera jamais plus possible de voir Ténochtitlan, ou Cuzco, telles que les Espagnols ont vu ces villes pour la première fois, il y a quatre cent cinquante ans, ou moins, c’est-à-dire hier. Adolescente, j’ai maudit les conquérants qui ont changé la face du Nouveau Monde. J’aurais voulu que personne ne découvrît celui-ci afin qu’il demeurât intact. On aurait alors pu le connaître sans remonter le cours du temps ; le connaître tel qu’il était à la veille de la conquête, ou plutôt tel qu’une évolution naturelle l’aurait peu à peu modifié au cours de quatre ou cinq siècles, sans en détruire les traits caractéristiques.

Mais il va sans dire que mon vrai tourment, depuis le désastre de 1945, a été de savoir qu’il m’était désormais impossible d’avoir une expérience directe de l’atmosphère du Troisième Reich allemand, dans laquelle je n’ai pas, hélas, vécu. (Croyant qu’elle devait durer indéfiniment, — qu’il n’y aurait pas de guerre ou que, s’il y en avait une, l’Allemagne hitlérienne en sortirait victorieuse, — j’avais la fausse impression que rien ne me pressait de retourner en Europe, et que, de plus, j’étais “utile” à la cause aryenne, là où je me trouvais). Maintenant que tout est fini, je songe avec amertume qu’on pouvait, il y a trente ans seulement1, se plonger immédiatement sans l’intermédiare de textes, d’images, de disques, ou de récits de camarades, dans cette ambiance de ferveur et d’ordre, de puissance et de mâle beauté, qui fut celle de la civilisation hitlérienne. Trente ans ! Ce n’est pas “hier”, c’est aujourd’hui ; c’est “il y a quelques minutes”. Et j’ai la sensation d’avoir manqué de très près et la vie et la mort — la mort glorieuse, au service de notre Führer — qui auraient dû être les miennes.

Mais on ne “remonte” pas plus cinq minutes que cinq cent mille ans, ou cinq cent millions d’années, dans l’inaltérable passé, devenu “éternité” — existence intemporelle. Et il est aussi impossible d’assister aujourd’hui au Congrès du Parti National-socialiste de Septembre 1935, qu’il l’est de parcourir la terre à l’époque où elle semblait être devenue pour toujours le domaine des grands sauriens ; impossible . . . sauf pour l’un de


1. Ceci a été écrit en 1969 ou 1970.

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ces très rares sages qui se sont, par l’ascèse, — la transposition de la conscience — libérés des liens du temps.

* * *

Il est à noter que la nostalgie du passé est à peu près universelle — pas la nostalgie de la même époque, sans doute ; et pas forcément celle d’un passé historique, que l’individu n’a appris à admirer que par le témoignage d’autres hommes. Il y a des gens qui sacrifieraient volontiers les trois quarts d’une expérience chèrement acquise, pour redevenir jeunes — beaux, et pleins de santé ; pleins d’enthousiasme, aussi, dans l’ignorance de tout ce que la société humaine leur réservait. La plupart voudraient pouvoir, sans artifice, garder leur corps et leur visage de vingt ans, — ou de dix-huit — et la force joyeuse de la jeunesse, sans avoir à payer ces trésors de la perte de leur expérience ; pouvoir retenir et la sagesse de l’âge et la fraîcheur, la santé et la force de la jeunesse. Mais chacun sait que cela est impossible — aussi impossible que de se replacer effectivement à une époque quelconque de l’histoire.

A tout prendre, il est douteux qu’il y aurait avantage à redevenir jeune au prix de la perte de l’expérience accumulée : on donnerait dans les mêmes erreurs, on commettrait les mêmes fautes, étant redevenu ce qu’on avait été; et on ne jouirait pas de la comparaison entre les deux âges, ayant perdu toute conscience de l’état de vieillesse.

Il est certain, aussi, que “retourner à Thèbes au temps de Thotmosé III” serait devenir un Egyptien, voire un étranger en Egypte, de cette époque, donc incapable d’apprécier le privilège de s’y trouver, et regrettant probablement le temps des grands. Pharaons bâtisseurs de pyramides. Ce que désirent vraiment tous ceux qui aspirent à se replacer dans le passé, c’est de s’y replacer sans perdre leur mentalité actuelle et le souvenir de notre époque, sans lequel aucune comparaison n’est pensable, et aucun “retour en arrière” n’a, en conséquence, d’intérêt. Mais leur aspiration paraît alors absurde. L’est-elle en effet si, au lieu de s’en tenir à son contenu, on considère ce que j’appellerai sa signification ?

Mis à part le dix-neuvième siècle — le dix-neuvième siècle moins ces “dissidents” de génie que sont Nietzsche, Richard

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Wagner, et, en France, Leconte de Lisle et quelques autres peut-être, — il y a, je crois, peu d’époques aussi gonflées que la nôtre d’elles-mêmes, de leur science, et surtout de leurs réalisations techniques. Il y a deux domaines sur lesquels une intense propagande, à l’échelle mondiale, attire l’attention des foules, afin de leur inculquer l’orgueil du présent : celui des “conquêtes spatiales” et celui des progrès de la médecine et de la chirurgie, — le second, plus encore peut-être que le premier. On tient, apparemment, à rendre tous les ressortissants des “sociétés de consommation” fiers, autant que se peut, d’être à la fois “de plus en plus malades et de mieux en mieux soignés”, et à faire adopter, au moins aux “intellectuels” des pays dits sous-développés, l’idéal humanitaire et utilitaire des sociétés de consommation, ainsi que leur préoccupation du présent et d’un avenir orienté dans le même sens que celui-ci.

Eh bien, malgré cette propagande qui, en Europe, commence à l’école primaire, que constate-t-on, si on pose à des élèves de quatorze ou quinze ans, comme sujet de composition, française, la question : “A quelle époque et où aimeriez-vous vivre, si vous aviez le choix ?”. Les trois quarts de la classe déclarent préférer à leur temps quelqu’époque passée. Je le sais, pour en avoir maintes fois fait l’expérience. Et les réponses seraient tout aussi concluantes, sinon plus, si l’on s’adressait non à des jeunes, mais à des adultes. Il y a presque toujours un passé que chacun tient, de son point de vue, pour meilleur que le siècle dans lequel il vit. Les points de vue étant différents, les époques choisies ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Mais elles appartiennent toutes — ou presque toutes — au passé. On dirait que, malgré les réalisations stupéfiantes de notre temps, dans le domaine technique (et dans celui de la science pure, il faut bien le dire), et malgré l’énorme publicité donnée à ce progrès, il subsiste partout une immense nostalgie de ce qui ne peut revenir; et qu’une insurmontable tristesse, que l’ennui ne suffit pas à expliquer, plane sur le monde. Et, — qui plus est — il semble qu’aussi loin que l’on puisse par la pensée remonter en arrière, il en a toujours été ainsi.

Je le disais plus haut : l’Egyptien du temps de Thotmosé III, c’est-à-dire de l’époque où son pays était au faîte de la gloire, regrettait probablement le temps où avaient été bâties les grandes Pyramides, — et celui de ce temps-là . . . l’époque où

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les dieux eux-mêmes gouvernaient la Vallée du Nil. Tous les peuples antiques, chez qui la Tradition était encore vivante : Germains, Celtes, Hellènes, Latins, Chinois, Japonais, Amérindiens, — ont eu la nostalgie du règne des Dieux, en d’autres termes de l’aube du cycle temporel près de la fin duquel nous vivons aujourd’hui. Et les peuples plus jeunes, même qu’ils aient oublié l’enseignement des sages et qu’ils fassent profession de ne plus croire en rien sinon en la puissance de la science humaine, source de progrès indéfiniment accru, ne peuvent se défendre de la conscience d’un manque, impossible à expliquer, — manque qu’aucun bien-être matériel, non plus qu’aucun perfectionnement des techniques de la jouissance, ne peut combler.

De temps en temps, — de plus en plus rarement, d’ailleurs, à mesure que le monde succombe à l’emprise des “civilisations” de consommation, — apparaît un sage (tel, par exemple, René Guénon ou Julius Evola) qui dénonce dans ses écrits la vraie nature de l’insatisfaction universelle, ou un poète (tel, quelques décades auparavant, Leconte de Lisle) qui la rappelle en mettant dans la bouche d’un personnage des paroles aux résonnances. magiques, qui semblent venir du fond des âges :

Silence ! Je revois l’innocence du monde,
J’entends chanter encor aux vents harmonieux
Les bois épanouis sous la gloire des cieux;
La force et la beauté de la terre féconde
En un rêve sublime habitent dans mes yeux
.

Le soir tranquille unit, aux soupirs des colombes,
Dans le brouillard doré qui baigne les halliers,
Le doux rugissement des lions familiers;
Le terrestre Jardin sourit, vierge de tombes,
Aux anges endormis à l’ombre des palmiers
.”

et plus loin, dans le même poème,1

Eden, ô le plus cher et le plus doux des rêves,
Toi vers qui j’ai poussé d’inutiles sanglots
. . .”

C’est l’évocation de l’impensable Age d’Or de toutes les traditions antiques, — et de celles qui en dérivent ; le rappel du temps où l’ordre visible reflétait l’ordre éternel, sans distortion

1. Leconte de Lisle, dans le poème “Qaïn” des “Poèmes Barbares”

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ni bavure, à la manière d’un miroir parfait. Et c’est aussi le cri de désespoir de celui qui se sent emporté malgré lui toujours plus loin de ce monde idéal, mais inaccessible parce que passé ; qui sait qu’aucun combat “contre le Temps” ne le lui rendra. C’est l’expression de la nostalgie universelle de l’aube glorieuse de notre cycle, et de celle de tous les cycles, — nostalgie qui se traduit dans la vie quotidienne par cette tendance de tous les hommes, ou presque, y compris de la plupart des jeunes eux-mêmes, à préférer au moins un visage du passé au présent de plus en plus décevant.

Celui qui déclare qu’il aurait aimé vivre à une autre époque que la sienne ne sait pas ce qu’il dit. Il est probable que s’il pouvait, même en gardant sa personnalitê présente et le souvenir de la laideur de son temps, se transporter effectivement en un passé de son choix, il ne tarderait pas à en être déçu. Une fois émoussé l’effet de contraste, il commencerait à remarquer tout ce qui, vu de près, le choquerait dans ce passé, que l’éloignement lui permettait d’idéaliser. Ce qu’il cherche en réalité, ce à quoi il aspire sans le savoir, c’est ce seul âge de notre cycle (comme de tous les cycles) qui, étant l’image fidèle de l’ordre divin, la perfection visible, reflet de l’Invisible parfait, ne saurait être “idéalisé” par aucune perspective flatteuse ; le seul qui ne puisse décevoir.

Toute nostalgie individuelle du passé couvre et exprime l’immense regret universel de l’Age d’Or, ou Age de Vérité (le Satya Yuga des Ecritures sanscrites). Toute mélancolie de l’homme mûr ou du vieillard, à la pensée de sa propre jeunesse, symbolise elle aussi, au degré le plus bas, la nostalgie de la jeunesse du monde, latente chez tous les vivants, et de plus en plus intense chez quelques hommes, dès qu’un cycle temporel approche de sa fin.

* * *

L’avenir, personnel ou historique, est aussi impénétrable, aussi impossible à vivre, que le passé. Nous pouvons tout au plus, en raisonnant par analogie, ou en nous laissant porter par le rythme de l’habitude, déduire ou imaginer ce qu’il sera dans l’immédiat. Nous pouvons dire, par exemple, que la route sera demain couverte de verglas puisqu’il vient de pleuvoir ce

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soir et qu’ensuite le thermomètre s’est brusquement mis à descendre au-dessous de zéro centigrade ; ou que le prix des denrées va augmenter puisque les grévistes des services de transport ont obtenu satisfaction ; ou que tel magasin, “ouvert tous les jours sauf le lundi”, sera ouvert jeudi prochain. Par contre, il est totalement impossible à quiconque n’est qu’un homme de prévoir à quoi ressemblera l’Europe dans trois mille ans, de même que personne ne pouvait, à l’âge du Bronze, se représenter l’aspect actuel du même continent, avec des cités industrielles à à la place de ses antiques forêts.

Cela ne veut pas dire que l’avenir n’“existe” pas déjà d’une certaine façon, en tant que seul ensemble de virtualités destinées à se réaliser, et que cette “existence” ne soit pas aussi irrévocable que celle du passé. Pour une conscience libérée de la servitude de l’“avant” et de l’“après”, tout existerait au même titre, l’avenir comme le passé, dans ce que les sages appellent l’“éternel Présent”, — l’intemporel. Prédire un état ou un évènement futur, ce n’est pas le déduire de données connues, au risque de se tromper (en omettant de tenir compte de certaines données cachées, voire inconnaissables) ; c’est le voir, à la manière dont un observateur, assis dans un avion, saisit un détail du paysage terrestre, au milieu de beaucoup d’autres qu’il appréhende ensemble, alors que le voyageur sur le sol ne peut, lui, le distinguer qu’au cours d’une succession dont il fait lui-même partie, “avant” tel autre détail ; “après” tel autre. En d’autres termes, ce n’est que vu de “l’éternel Présent” que ce que nous concevons, — nous, prisonniers du Temps, — comme une possibilité discutable, devient un véritable fait ; un “donné”, aussi irrévocable que le passé. C’est une affaire de perspective — et de clairvoyance (même contemplé de haut, un paysage est plus net pour l’observateur doué d’une bonne vue. Mais il suffit qu’on le domine pour en avoir une vision d’ensemble, que l’homme au sol ne possède pas, quelque rapides que puissent être ses déplacements).

L’histoire relate que le 18 Mars 1314 Jacques de Molay, avant de monter au bûcher, assigna “au tribunal de Dieu” les deux hommes responsables de la suppression de son Ordre : le Pape Clément V, “dans un mois”, et le roi Philippe le Bel, “dans l’année”. Les deux hommes sont morts dans les délais fixés, ou plutôt vus dans l’optique de l’éternel présent par le

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dernier Grand Maître des Chevaliers du Temple. Et plus de dix-huit cents ans plus tôt, Confucius, interrogé par ses disciples sur l’influence qu’aurait son enseignement, leur aurait, dit-on, répondu que celui-ci “dominerait la Chine pendant vingt-cinq siècles”. A cinquante ans près, il disait vrai. Il avait, lui-aussi, et dans cette même optique du sage qui s’est élevé “au-dessus du temps”, vu, du commencement à la fin, une évolution qu’aucun calcul ne pouvait faire prévoir.

Mais je le répète : le sage capable de transcender le temps est déjà plus qu’un homme. L’avenir, déjà “présent” pour lui, qu’il lit, demeure, dans la conscience soumise à l’“avant” et à l’“après”, quelque chose qui se construit à chaque instant, en prolongement du présent vécu ; qui devient à chaque instant présent, ou plutôt passé, le “présent” n’étant qu’une limite mouvante. Inaltérable, il l’est, sans doute, tout comme le passé, puisqu’il existe de rares consciences qui peuvent vivre l’un et l’autre à la manière d’un présent. N’empêche que, tant qu’il n’est pas devenu passé, il est senti, par l’homme qui vit au niveau du Temps, comme dépendant plus ou moins d’un choix de tous les moments. Il n’y a que le passé dont la conscience liée au Temps ait la certitude qu’il est donné, irrévocablement ; — résultat d’un ancien choix, peut-être, (si tel on le croit), mais qu’il est trop tard de vouloir modifier, de quelque manière qu’on s’y prenne.

* * *

“Mais si”, me dira-t-on, “dans l’optique de l’homme au-dessus du Temps, l’avenir est “donné” au même titre que le passé, que deviennent les notions de liberté et de responsabilité ? Si un sage est capable de voir, des siècles à l’avance, jusqu’à quand une doctrine civilisatrice est destinée à conserver son crédit auprès d’un ou de plusieurs peuples, à quoi sert-il de militer “pour” ou “contre” quoi que ce soit ?”

Je crois qu’il y a, en réponse à cela, quelques remarques à faire. Il y a d’abord à préciser que toute action — dans le sens où nous l’entendons quand nous parlons de “combat” et de “militants”, ou quand nous avons en vue les gestes de la vie de tous les jours, — est intimément liée à la notion de temps (de temps, pour le moins, sinon, par surcroît, d’espace). Il faut noter ensuite que les concepts philosophiques de liberté et

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de responsabilité n’ont de sens qu’en connection avec une action, directe ou indirecte, — actuelle ou possible, voire même matériellement impossible à diriger ou à modifier de la part de celui qui la conçoit, comme c’est, par exemple, le cas de toute action pensée rétrospectivement, — mais toujours avec une action, qui aurait pu ou dû être pensée. Il faut enfin bien comprendre qu’en conséquence de ceci, ces notions n’ont plus de sens quand, de l’état temporel, on s’élève à celui de la conscience hors du temps.

Pour celui qui se place dans “l’éternel présent”, c’est-à-dire hors du temps, il n’est question ni de liberté ni de responsabilité, mais uniquement d’être et de non-être ; de possibilité et d’absurdité. Le monde que nous voyons et sentons, que d’autres ont vu et senti ou bien verront et sentiront, — ensemble de possibilités indéfinies qui ont pris ou qui prendront corps, — est tout simplement ce qu’il est et, vue la nature intime de chacune des existences limitées (individuelles) qui le composent, ne saurait être autre chose. La conscience au-dessus du Temps le “voit”, mais n’en fait pas partie, dût-elle même y redescendre parfois, en tant qu’instrument clairvoyant d’une action nécessaire.

Les êtres qui, privés du mot, donc de l’idée générale, ne peuvent penser, agissent, mais ne sont pas responsables. Ils se comportent chacun selon sa nature, et ne pourraient se comporter différemment. Et “être libre”, pour eux, consiste sommairement à ne pas être contrariés dans la manifestation de leur spontanéité au-dans l’exercise de leurs fonctions, par quelque force extérieure à eux : à ne pas être enfermés entre quatre murs ou entre les grillages d’une cage ; à ne porter ni harnais ni muselière ; à ne pas être attachés, ou privés d’eau ou de nourriture, ou de l’accès aux individus de même espèce et de sexe opposé, et — dans le cas des plantes — à ne pas être privées d’eau, de terre et de lumière, et à ne pas être déviées dans leur croissance par quelqu’obstacle. On peut ajouter que la plupart des humains ne sont, bien que pouvant parler, ni plus libres ni plus responsables que la plus humble des bêtes, ou même des plantes. Ils font, exactement comme le reste des vivants, ce que leurs instincts, leurs appétits, et la sollicitation du moment les poussent à faire, et cela, dans la mesure où les obstacles et contraintes extérieurs le leur permettent. Tout au plus, nombre d’entre eux se croient-ils responsables, pour avoir entendu répéter que c’est là “le

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propre de l’homme”, et se sentent-ils, dans leurs “habitations à leurs moyens” — entre le frigidaire, la machine à laver et le poste de télévision — ainsi que dans les usines et les bureaux où ils passent huit heures par jour sous l’aveuglante lumière au néon, moins captifs que les malheureux tigres du Jardin Zoologique. (Ce qui tend seulement à montrer que les tigres sont plus sains qu’eux de corps et d’esprit, puisqu’ils ont conscience, eux, de leur captivité, et qu’ils en souffrent.)

La liberté1 et la responsabilité sont à chercher à des degrés différents entre ces plans extrêmes que sont soit l’action dans le temps sans pensée, soit la conscience hors du temps, sans action, ou accompagnée d’une action complètement détachée, impersonnelle, accomplie en accord avec une nécessité objective. En d’autres termes, d’une manière absolue, personne n’est “libre”, si “liberté” signifie pouvoir d’orienter l’avenir à sa guise. L’avenir est apparemment tout orienté, puisqu’il existe de rares sages qui le connaissent d’avancé, ou plutôt qui l’appréhendent comme un “présent”. Mais il est indéniable que l’homme de bonne volonté qui vit et pense dans le temps, a, chaque fois qu’il a une décisions à prendre, l’impression de choisir entre deux ou plusieurs possibilités ; qu’il a l’impression que l’avenir, tout au moins dans son cours immédiat, — et aussi dans son cours lointain, s’il s’agit d’une décision de portée historique évidente — dépend en partie (et parfois en totalité, à l’échelle de notre Terre) de lui. Ce n’est, sans doute, qu’une impression. Mais c’est une impression d’une telle ténacité qu’il est impossible de n’en pas tenir compte, du point de vue psychologique. Elle fait tellement partie de l’expérience de tout homme à l’âme un tant soit peu complexe, qui doit agir dans le temps, qu’elle persiste, même si cet homme est renseigné d’avance — soit par une invincible intuition, soit par l’évidence des faits qui se succèdent, soit par quelque prophétie à laquelle il donne crédance, — sur ce que sera l’avenir malgré son action personnelle.

Parfois même, si son âme est moins complexe, c’est-à-dire, en l’occurence, moins divisée contre elle-même, l’agent qui pressent, voire qui sait quel sera l’inéluctable cours des évènements,


1. Il s’agit, naturellement, ici, de la liberté au sens où ce mot est généralement compris, non de la “liberté” au sens métaphysique où l’entend par exemple René Guénon.

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se décidera — et cela, sans qu’il soit besoin, pour lui, de “délibérer”, — en faveur de l’action la plus inutile du point de vue pratique. Téjas, dernier roi des Ostrogoths en Italie, savait qu’il était désormais impossible aux siens de demeurer les maîtres de la péninsule. Cela ne l’a pas empêché de se lancer sans la moindre hésitation dans la lutte contre Byzance et de trouver, à la fameuse “bataille du Vésuve” — en 563 — une mort digne de lui. On lui prête les paroles historiques, qui, même s’il ne les a pas effectivement prononcées, rendent bien son attitude : “Il ne s’agit pas, pour nous, de quitter ou de ne pas quitter l’Italie ; il s’agit de la quitter avec ou sans honneur”. Paroles d’un seigneur et . . . paroles d’un homme “contre le Temps”, c’est-à-dire vaincu d’avance sur le plan matériel.

On peut dire qu’à mesure que se déroule ce que les Ecritures sanscrites appellent l’Age Sombre, et qu’un cycle temporel approche de sa fin, de plus en plus de seigneurs — à la fois au sens biologique et au sens psychologique du mot — sont des hommes “contre le Temps”, vaincus d’avance sur le plan matériel. Ils ne s’en sentent pas moins “libres” dans leur choix spontané de l’acte pratiquement inutile. L’impression de liberté n’est donc pas du tout liée à l’hésitation et à la “délibération” avant la décision. Elle est liée à la capacité qu’a l’agent d’imaginer un avenir différent de celui qui découlera de son acte, — celui, en fait, qu’il voudrait voir s’en découler, si cela était possible — et à l’illusion qu’il a d’être lui-même source et principe de cet acte, alors qu’il n’est que l’instrument de réalisation de possibilités seules destinées, dans notre monde du temps, à passer du virtuel à l’actuel, parcequ’existant déjà, à l’état d’actualités, dans l’“éternel Présent”. En d’autres mots, cette impression de libertê est liée à la fois à la pensée de l’agent, et à son ignorance. Pour l’homme qui agit dans le temps, la vraie liberté consiste en l’absence de contrainte extérieure ou intérieure (c’est-à-dire provenant des contradictions profondes de son “moi”), et en la paternité totale du “moi” par rapport à la décision et à l’acte. L’ignorance de cet avenir qui découle en partie parfois de l’acte, — mais qui peut n’en pas découler du tout, dans le cas d’un acte pratiquement inutile — peut aider certains hommes à agir. (N’at-on pas dit que le fait de savoir d’avance le sort qui attendait toute leur civilisation avait brisé le ressort des chefs de l’Amérique du seizième sièce, tant Aztèques qu’Incas, au point de les

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empêcher de résister aux Espagnols aussi vite et aussi vigoureusement qu’ils auraient pu le faire, s’ils n’avaient jamais eu connaissance des prophéties de destruction ?). Elle peut donner l’illusion d’une absence de contrainte — à savoir de l’absence de la contrainte du Destin — et permettre ainsi l’éclosion de l’espérance, qui est une puissance d’action.

Mais, comme je l’ai dit plus haut, les Forts n’ont pas besoin de ce secours pour accomplir ce que, leur dicte le sens de l’honneur, lequel est toujours la conscience d’une fidélité à un Chef, ou à une idée, ou à tous les deux, et du devoir que cela implique. Même en pleine connaissance que l’avenir leur échappe, que leur vérité bien-aimée demeurera désormais sous le boisseau, et cela, indéfiniment, ils se décideront pour l’action, inutile, certes, mais honorable ; pour l’action belle, fille de tout ce qu’il y a de plus permanent, de plus fondamental dans leur “moi” de seigneurs, action dont ils seront rigoureusement responsables et qu’ils ne regretteront jamais, parce qu’elle est “eux”.

Ils peuvent, certes, imaginer un avenir différent de celui qu’ils n’envisagent qu’avec horreur ou dégoût, et auquel toute leur attitude les oppose. Mais ils ne peuvent pas s’imaginer eux-mêmes en train d’agir différemment. Il n’y a, chez eux, ni “délibération” oiseuse, ni choix, mais réaction de tout leur être en face de l’alternative élémentaire : être soi, ou se nier soi-même ; nécessité interne — exactement comme chez le sage “au-dessus du Temps”, quand celui-ci agit. La seule différence est que chez ceux qui ne “voient” pas encore l’avenir du point de vue de l’éternel, cette nécessité interne ne se confond pas forcément avec celle qui régit le cosmos visible et invisible, et l’Etre lui-même, au-delà de ses manifestations. Elle peut, par accident, se confondre avec elle. Mais elle peut aussi, les sages étant rares, et un grand caractère ne se mettant pas toujours — hélas ! — au service d’une idée vraie, d’une cause éternelle, ne représenter que la fidélité de l’action au “moi” de l’agent. Cela suffit à rendre l’agent absolument responsable. Car on est responsable de tout ce avec quoi on se sent solidaire : d’abord de sa propre action, dans la mesure où celle-ci exprime son vrai “moi” ; et puis, des actions de tous ceux avec qui on est lié par une foi commune. Tant pis pour l’homme qui donne son énergie à une doctrine qui l’éloigne de l’éternel au lieu de l’en rapprocher ! Aucune valeur

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de l’individu en tant que tel, aucune noblesse de caractère ne peut rendre vraie une idée fausse, et objectivement défendable une cause centrée sur des idées fausses ou des demi-vérités.

* * *

Celui qui s’est haussé au-dessus du temps et qui, malgré cela, — ou à cause même de cela, s’il se sait quelque mission à accomplir — juge bon d’agir dans le temps, agit avec la sûreté des êtres qui ne choisissent pas ; avec celle de la plante qui croît au soleil, que dis-je ?, avec celle de l’aimant qui attire le fer, ou des corps qui se combinent pour donner les composés qu’étudie la chimie. Avec la conscience par surcroît, certes ; mais sans délibération ni choix, puisqu’il “sait” clairement, et qu’il n’y a de choix que pour la conscience qui ne sait pas, ou qui ne sait qu’imparfaitement. (On ne “choisit” pas entre les deux jugements “Deux et deux font quatre” et “Deux et deux font cinq”. On sait que le premier est vrai, le second, faux. On ne “choisit” pas, non plus, de penser qu’un objet est blanc, si on le voit tel. On se sent dans l’impossibilité de porter sur lui tout jugement qui en excluerait la “blancheur”.)

Qu’est-ce qui peut inciter à la décision celui qui est encore prisonnier du temps, — qui ne “sait” donc pas, qui ne “voit” pas, ce que sera l’avenir à la création duquel il contribue, et qui a, lui, l’impression de “choisir” son action ? Qu’est-ce qui peut l’inciter alors surtout que, s’il ignore tout de l’avenir, il sait pourtant que celui-ci se déroulera contre lui, et contre tout ce qui lui est le plus cher au monde, et que son action, à lui, est, sur le plan pratique, parfaitement inutile ? Qu’est-ce qui pouvait soutenir dans leur comportement des hommes tels que Téjas, dernier roi des Goths en Italie ? ou tels que ces princes et guerriers amérindiens, qui, malgré le décret de leurs propres Dieux, déchiffré dans le ciel par les sages de leur pays, ont tout de même, bien que trop tard, lutté — et avec quel héroïsme désespéré — contre les Espagnols ? ou, plus près de nous, tels que ces milliers d’Allemands et d’Aryens du monde entier1 qui, quand bien même qu’ils savaient que tout était perdu, quand bien même qu’il


1. Entre autres les Français, membres de la Waffen S.S., qui ont défendu Berlin jusqu’au bout.

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ne restait, du grand Reich national-socialiste, que quelques mètres carrés pilonnés par l’artillerie russe, continuaient de se battre, un contre cinq cents, comme des lions ? Qu’est-ce qui peut bien soutenir dans leur action, dans leur refus de céder, dans leur défi, dans leur attitude inutile, non pas ces martyrs qui entrevoient, au-delà de la mort, un avenir de béatitude qui les dédommagera des pires supplices en ce monde, mais ces fer vents de toutes les causes perdues qui, eux, n’ont d’espérance ni en ce monde ni en un autre, — qui, même, ne sont pas assez éclairés pour s’imaginer le triomphe de leur vérité à l’aube d’un cycle temporel futur et qui, humainement parlant, devraient avoir l’impression de combattre, de souffrir et de mourir pour rien ? Que peuveni-ils opposer à ce néant, qui vaille tous les sacrifices ?

Ils peuvent lui opposer — et lui opposent, sans doute, ne fût-ce que dans leur subconscient, — la seule certitude qui demeure quand tout le reste s’écroule : celle de l’irrévocabilité du passé. Il ne s’agit plus, pour eux, de l’avenir de leur peuple et du monde, sur lequel ils n’auront aucune influence. Il s’agit encore moins de leur avenir personnel, qui a depuis longtemps cessé de les intéresser. Il s’agit de la beauté du moment qu’ils vont vivre, tout de suite, dans une seconde, dans une heure, peu importe quand ; il s’agit de la beauté de ce moment que représente, dans le temps sans fin, la dernière scène de leur combat, moment qui, dès qu’il aura été vécu, revêtira cette inébranlable stabilité, qui est l’essence même du passé ; qui “existera” encore, à la façon du passé tout entier, dans des millions et des milliards d’années, quand il n’y aura plus, depuis longtemps, sur terre, aucune mémoire qui s’en souvienne, — quand il n’y aura plus de terre ; plus de système solaire ; quand tous les mondes visibles d’aujourd’hui auront cessé d’exister matériellement. Ils sentent que ce moment est tout ce qui dépend encore d’eux ; tout ce qui leur soit encore donné de créer. Ils sentent qu’il est en leur pouvoir de faire qu’il soit beau, ou laid : beau, s’il s’inserre dans la structure même de leur être, tel le détail parfait qui couronne une œuvre d’art, la dernière phrase parfaite d’une composition musicale. sans laquelle celle-ci serait tronquée, manquée, coupée dans son élan; laid, s’il la contredit, s’il la trahit ; si, loin de la compléter et de la couronner, il lui ôte sa valeur ; s’il la détruit, à la façon

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dont un dernier coup de pinceau peut changer un sourire en rictus, ou dont une goutte de liquide impur peut souiller, détruire à jamais, le plus exaltant des parfums. Ils sentent, — ils savent — qu’il dépend d’eux de faire qu’il soit beau ou laid, suivant qu’il proclamera, et cela pour l’éternité, leur honneur ou leur honte ; leur fidélité à leur vraie raison d’être, ou leur reniement. (Car qu’est-ce que renier, dès qu’ils deviennent impopulaires, des principes qu’on a professés, un roi ou un chef qu’on a prétendu aimer et servir tant qu’il y avait quelqu’avantage tangible à le faire ? Ce n’est pas prouver qu’on “s’était trompé de voie”, — sinon, on en aurait changé plus tôt — mais c’est montrer qu’on ne tient pour valant la peine d’être recherchés que le confort et les jouissances achetables, et qu’on est incapable d’allégeance désintéressée, non seulement envers les chefs qu’on a trahis, mais envers qui que ce soit ; qu’on n’a ni honneur ni courage, en d’autres mots, qu’on n’est pas “un homme”, même si on a forme humaine. Car un lâche n’est pas un homme.)

L’horreur d’une éternité de laideur — car le recul de l’homme d’honneur devant l’action ou l’attitude avilissante, n’est pas autre chose, — est peut-être plus déterminante encore que l’aspiration du fidèle, vaincu sur le plan matériel, à demeurer lui-même au-delà de la défaite. En fait, s’il est rare qu’un homme se connaisse avant que les circonstances ne lui aient révélé sa vraie échelle de valeurs, du moins se connaît-il, dans une certaine mesure, négativement. S’il ne sait pas, en général, de quoi il est capable, du moins a-t-il, — et cela, apparemment, dès l’éveil en lui de la conscience de lui-même — une idée ou un sentiment assez net de quelques actions qu’il ne saurait jamais accomplir ; de quelques attitudes qui ne pourraient jamais être les siennes, quelles que fussent les circonstances. L’homme de bonne race recule spontanément devant l’action ou l’attitude dégradante. Il sent qu’une fois accomplie, ou prise, — une fois devenue partie intégrante du passé, désormais inchangeable — elle le marquerait pour l’éternité, autrement dit le souillerait et l’enlaidirait irrémédiablement. Et c’est contre cette projection de son “moi” dégradé, — contre ce contraste entre la noblesse, la beauté qu’il sent en lui, et l’image qu’il se fait de la laideur, inséparable de toute lâcheté, que revêtirait Son être déchu — qu’il se révolte. Tout, plutôt que cela ! Tout, plutôt que de devenir un objet aussi repoussant ! — et cela pour

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toujours, car aucune contrition ne peut effacer ce qui a une fois été ; aucun pardon ne peut changer le passé.

Et ce que l’on peut dire du vaincu de ce monde qui agit “contre le Temps”, — c’est-à-dire inutilement, du point de vue de son entourage hostile, — est vrai de ceux-là, aussi, à qui toute action proprement dite est défendue, sans qu’ils aient forcément, eux non plus, transcendé le domaine temporel, et qui continuent de vivre, jour après jour, pendant des années et des décades, dans l’esprit d’une doctrine à contre-courant du Temps. Ils laissent, par le seul déroulement de leur existence, à l’expression de plus en plus entravée, une page indélibile de l’Histoire non-écrite. Le plus humble d’entre eux pourrait se réclamer d’une parenté spirituelle, lointaine, sans doute, mais indéniable, avec certaines figures illustres : avec une Hypatie, dans l’Alexandrie du quatrième et du cinquième siècle, de plus en plus gagnée au Christianisme; un Pleuthon, au quinzième, dans l’ambiance, tout imprégnée de théologie chrétienne, de l’Hellénisme byzantin. Il pourrait, à ses moments de dépression, songer à tous ceux qui, dans une inactivité forcée, à peu près complète, — ou un fantôme d’activité, que leurs persécuteurs s’ingénient à rendre inutile1 — continuent, dans une captivité indéfinie, d’être les plus éloquents témoins de leur foi. (Je pense, moi, en écrivant ces lignes, à Rudolf Hess et à Walter Reder, enfermés, le premier trente ans déjà, ou presque, le second vingt-sept, derrière les barreaux d’une prison.2). Il pourrait avec raison se dire qu’il est, que ses frères dans la foi sont, et cela pour toujours ; que tout ce qu’ils représentent est prolongé en eux, déjà dans notre monde visible et tangible. L’Hellénisme antique vit en Pleuthon, ainsi qu’en quelques autres hommes du quinzième siècle, dans la mesure où ceux-ci en ont gardé l’esprit. De même la “vraie Allemagne”, c’est-à-dire celle qui a, dans l’Hitlérisme, retrouvé son esprit de toujours, vit dans la cellule de Rudolf Hess — et plus invinciblement que partout ailleurs, certes, puisque le captif de Spandau est l’un des initiateurs spirituels du Mouvement plus-que-politique que représentait “le Parti” à ses origines, et probablement l’un des co-initiés du


1. Les légumes et les fruits que l’on permettait aux “sept” de Spandau de cultiver, étaient. à maturité, systématiquement détruits. Personne n’en profitait !
2. Cette phrase a été écrite en Décembre 1970.

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Führer. Elle vit aussi, — leur vérité et leur vision, — chez Walter Reder et chez tous les fidèles Allemands encore captifs, s’il en est, au même titre que dans les immortelles figures de l’irrévocable passé que sont, par exemple, le Docteur J. Goebbels et son épouse, entraînant dans leur éclatant trépas, plutôt que de survivre au Troisième Reich, les six enfants qu’ils avaient donnés à celui-ci. Je ne mentionne pas le Führer luimême, dont toute la vie est celle de l’Homme à la fois “hors du Temps” et “contre le Temps” — “hors du Temps”, si on le considère du point de vue de la connaissance, “contre le Temps” (contre le courant de décadence universelle, de plus en plus évident en notre fin de cycle), si on en parle du point de vue de l’action.

Mais j’ajouterai que, à moins qu’on ait comme lui transcendé le Temps par la conscience directe de “la signification originelle des choses”1, il n’est pas possible d’entraîner, ne fut-ce que pour quelques brèves années, des millions de gens dans un combat contre la tendance générale de la manifestation temporelle, surtout près de la fin d’un cycle. Celui qui, encore prisonnier de “l’avant” et de “l’après”, ne peut en toute objectivité rattacher son action ou son attitude à la “signification originelle des choses”, ne se justifie que par la beauté de cet épisode de l’Histoire non-écrite qu’est, et que demeurera, même inconnue à jamais, sa propre histoire. La conscience de cette beauté de quelque chose que rien ne peut plus détruire, est pour l’individu ce qu’il y a de plus exaltant — d’autant plus que toute beauté est, même s’il ne s’en rend pas compte, le rayonnement d’une vérité cachée.

Mais en tant qu’expérience vécue, elle ne concerne que lui et ceux qui acceptent les mêmes valeurs. Elle peut être suffisante pour lui. Pour beaucoup d’entre eux, déjà, ce passé immuablement beau ne sera bientôt qu’un passé. Seul celui qui, s’étant élévé hors du Temps, sait que son action “contre le Temps” reflète la vérité de toujours — la vérité, dont la Source est l’ordre divin — peut transmettre à des multitudes non pas cette vérité, (qui est incommunicable, et qui, d’ailleurs, ne les intéresserait pas) mais sa foi en l’action nécessaire ; sa conviction qui son combat contre les valeurs inversées, mais longtemps


1. “der Ursinn der Dinge”, (“Mein Kampf”, édit. 1935, p. 440.)

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prêchées et acceptées, contre les idées erronées, contre le renversement des hiérarchies naturelles, est le seul digne de tous les sacrifices. Seul il le peut parce qu’il y a, chez lui, en même temps que la joie du combat, même pratiquement inutile, au nom d’une idée vraie, la vision de notre cycle historique, à sa place au cours du déroulement rythmé indéfini de tous les cycles, dans “l’éternel Présent” ; parce qu’il y a, dans l’objectivité de cette vision, une lumière capable de se projeter ne fût-ce qu’un instant — quelques années, — sur notre monde, comme un reflet annonciateur de l’aube du prochain cycle ; une force capable un instant de le retenir dans sa course à la désintégration.

Les multitudes sont séduites par cette lumière, et sentent cette force, — mais pas pour longtemps. Toute masse est, par nature, inerte. L’homme de vision que fut Adolf Hitler a, pour un temps, attiré à lui les foules privilégiées, comme l’aimant attire le fer. Celles-ci ont senti qu’elles avaient pour chef un Dieu — un homme en contact avec “le sens originel” — éternel — “des choses”. Mais elles ne l’ont pas compris. Lui disparu, elles sont redevenues des foules modernes. Elles sont restées, toutefois, marquées dans leur substance du souvenir d’une expérience unique, et empreintes d’une immense nostalgie : une nostalgie que le tourbillon de la vie hantée par l’idée de l’argent, de la production, du confort et sursaturée de plaisirs achetables, ne peut dissiper. On m’a dit que plus de treize mille jeunes se suicident tous les ans, dans la seule Allemagne occidentale.

Il y a, heureusement, aussi une jeunesse qui, sachant pleinement qu’elle ne verra jamais, elle, l’équivalent de ce que fut le Troisième Reich, vit avec courage et conviction la foi à contre-courant du temps — la foi en l’éternité de la Race, symbole concret de l’éternel au-delà du monde visible et transcendant — dont le Führer lui a laissé la garde dans son testament dit “politique”. Elle la vit avec courage et sans espoir, à la manière des Forts qui n’ont besoin ni de soutien ni de consolation. Quand ces jeunes, qui ont maintenant douze, quinze ou dix-huit ans, seront devenus des vieux et des vieilles, ceux d’entre eux qui seront demeurés indéfectiblement fidèles tous les jours de leur existence, — en pensée, par leur silence ; dans leurs discours, toutes les fois que cela leur aura été possible ; par leur

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comportement dans les “petites” choses comme dans les grandes, — ceux-là, dis-je, pourront, même sans jamais s’élever au-dessus de l’“avant” et de l’“après”, considérer cette page de l’Histoire non-écrite que représentera leur vie, et en être contents comme d’une œuvre de beauté. A cette page, leurs enfants en ajouteront une autre. Et la foi se transmettra.

Il y a, enfin, quelques très rares fidèles qui, sentant dans l’enseignement du Führer une doctrine plus-que-politique, s’attachent à son étude afin de découvrir ce qui, indépendamment de la guerre perdue et de l’hostilité tenace du monde entier, conditionné par l’ennemi, en fait l’inébranlable valeur. Ceux-là se rendent peu à peu compte que l’Hitérisme — le racisme aryen dans son expression d’hier et d’aujourd’hui — n’est, si on l’examine dépouillé des contingences qui en ont marqué l’éclosion, rien autre qu’une voie, qui implique chez son Fondateur la vision, chez tous ceux qui le suivent en esprit, l’acceptation, des vérités métaphysiques à la base de toutes les traditions antiques, autrement dit de la vérité suprême. Et ils s’efforcent de se rapprocher du Chef disparu, en se rapprochant de Celui qu’il était en effet : de Celui qui, dans la Bhagawad-Gîta, enseigne au Guerrier aryen le mystère de l’union au Soi infini, à travers l’action violente, dépourvue de tout attachement ; de Celui qui revient d’âge en âge combattre “pour la Justice”, c’est-à-dire pour la restauration de l’ordre divin, contre le courant du Temps. En d’autres termes, ils cherchent l’éternel, sûrs que là seulement ils le retrouveront.