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VI
DEVELOPPEMENT TECHNIQUE ET TRADITION
“Plus de fracas sonore aux parois des abîmes;
Des rires, des bruits vils, des cris de désespoir.
Entre des murs hideux, un fourmillement noir,
Plus d’arceaux de feuillage aux profondeurs sublimes.”
Leconte de Lisle (“La Forêt vierge”; Poèmes Barbares.)
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Depuis le désastre de 1945 on entend parier du “monde libre” et de “l’autre,” c’est-à-dire du monde où règne la Démocratie et de celui qui est dominé par le Communisme, — la seule idéologie totalitaire dont les fervents soient au pouvoir où que ce soit, après la destruction du Troisième Reich allemand.
Je te dirai ce que je pense de chacun de ces mondes ennemis. Leurs différences, qui sont superficielles, te frappent au point de détourner ton attention de leurs ressemblances, que dis-je ? de leurs affinités, qui, elles, sont profondes. Et on t’a parlé et on continue de te parler de ces différences et d’y insister, afin que tu ne te rendes pas compte où on te conduit. Et on te répète que tu n’aurais “pas été plus libre” sous le régime hitlérien tel que l’Allemagne l’a connu pendant douze ans, que tu ne le serais aujourd’hui sous un totalitarisme marxiste, quel qu’il soit. On te le répète en vue de t ôter d’avance toute nostalgie possible de ce régime que nous, — qui l’avons admiré et soutenu, — présentons comme basé sur le “travail dans la joie”.
S’il existe quelque chose de certain, c’est bien que, dans le monde dit “libre” tout au moins, — je n’ai pas vécu dans l’autre, et ne le connais que par les critiques d’une propagande hostile et les louanges que lui prodigue sa propre propagande, — pas une personne sur dix-mille ne travaille “dans la joie”, et cela parce que pas une sur dix-mille n’aime vraîment son gagne-pain, ou son “état”, pour parler comme autrefois. Elle ne l’aime pas, et à juste titre. Car l’activité qu’elle est tenue d’avoir, durant tout le temps
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qu’elle vend, afin de pouvoir vivre, à un employeur individuel, un employeur collectif (une société anonyme, par exemple), ou à l’Etat, est, le plus souvent, si rébarbative, si ennuyeuse, qu’il est, avec la meilleure volonté impossible de l’aimer. Et cela est d’autant plus général qu’une société est techniquement plus avancée, c’est-à-dire qu’elle est plus mécanisée. Que l’on songe seulement aux milliers d’ouvriers qu’un sort sinistre a condamnés au travail “à la chaîne” : à la répétition indéfinie, huit heures sur vingt-quatre, du même geste facile et dépourvu de toute utilité sentie (puisque l’ouvrier ne voit jamais le produit achevé, — automobile, avion ou machine perfectionnée — à la fabrication duquel chacun de ses gestes monotones a contribué) ; d’un geste sans signification réelle pour celui qui l’accomplit. Que l’on songe à la femme, assise dans quelque “box” au pied d’un escalier du métro”, qui, elle aussi, tous les jours, huit heures sur vingt-quatre, poinçonne des billets, semant autour d’elle autant de confettis beiges qu’il y a de gens qui débouchent de l’escalier pour aller s’engouffrer dans les wagons à portières automatiques qui les attendront quelques secondes, toutes les deux ou trois minutes. Que l’on songe à la “dactylo” qui “tape” à longueur de journées, des lettres dont le contenu ne l’intéresse pas et ne peut l’intéresser.
On pourrait allonger idéfiniment la liste des travaux qui, de par leur nature même, ne peuvent avoir d’intérêt pour personne. Le nombre de telles corvées “indispensables” à l’économie d’une société moderne ne dépend pas du régime politique sous lequel vivent les gens, mais uniquement du degré de mécanisation des rouages ale la production et de l’échange. Et s’il est quelquefois possible d’en supprimer une ou deux, en remplaçant une personne par une machine — par exemple, par une poinçonneuse automatique de billets, comme il en existe maintenant dans les autocars d’Allemagne et de Suisse, — on ne parviendra jamais à les supprimer toutes. L’évolution des techniques en créera d’ailleurs de nouvelles : il faudra des ouvriers pour fabriquer les pièces des machines “dernier modèle”. Et il faudra que ces nouvelles machines fonctionnent sous le surveillance de quelqu’un. Or il est impossible de rendre intéressante, — et encore moins aimable, — la tâche qui consiste à produire ad infinitum des pièces, toutes identiques, ou à surveiller une machine, toujours la même. Et si on se représente cette tâche accomplie à la lumière aveuglante des tubes au néon, et dans le bruit continuel (ou avec un
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fond sonore de musique légère et de chansonnettes, plus irritant encore, pour certaines oreilles, que n’importe quel vrombissement de machines), on conviendra que pour un nombre croissant d’hommes et de femmes, le gagne-pain est une corvée, sinon, un supplice.
Mais il n’y a pas que les travaux ennuyeux en soi, et par cela même épuisants malgré la facilité qui les met à portée du premier venu. Il y a ceux qui, sans doute, intéresseraient certaines gens, mais qui n’intéressent pas une proportion considérable des salariés qui les exécutent, et cela, ou bien parce queces salariés n’ont pas choisi leur activité professionnelle, ou bien parce qu’ils l’ont choisie pour de mauvaises raisons. Et la question se pose: comment se fait-il qu’à une époque où (dans le “monde libre” au moins) on met une telle emphase sur les “droits de l’individu” et où, dans les pays techniquement avancés, il existe tant d’institutions dont le but est précisément d’aider les parents à orienter leurs enfants dans la voie où ceux-ci doivent être à la fois les plus heureux et les plus utiles, comment se fait-il, dis-je, qu’il y ait une telle foule de mécontents, de “ratés”, d’aigris, de déracinés et de déclassés, en un mot de gens qui ne sont pas là où ils devraient être, etne font pas ce qu’ils devraient faire ?
La réponse présuppose un certain nombre de constatations, dont la première est qu’il est impossible de demander à une masse, même de race supérieure, de résister longtemps, — voire seulement quelques décades — à la pression de son environnement. Il est certainement faux d’affirmer avec Karl Marx que l’homme n’est pas autre chose que ce que son milieu économique fait de lui. L’hérédité raciale et l’histoire entrent pour une part dans la formation de la personnalité des individus et des peuples. Cela est indéniable. Mais il faut tout de même admettre que, plus on a affaire à une masse, et plus l’influence du milieu, et en particulier celle du milieu technique, est importante dans la formation de la personnalité collective, ou plutôt dans l’évolution qui aboutit, chez les gens pris dans leur ensemble, à un manque de plus en plus frappant de personnalité. En d’autres termes, plus on a affaire à une masse, et plus la proposition de base du Marxisme — “l’homme est ce que le fait son milieu” tend à se vérifier dans la pratique. On pourrait presque dire qu’à la limite, Marx aurait raison, si l’humanité ne se composait
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que de masses. Et il est compréhensible que des gens qui aiment l’homme par-dessus tout, et que la vie en masse ne rebute pas, soient Marxistes. (Pour ne pas l’être, et pour être sûr de n’être jamais tenté de le devenir, il faut aimer non “l’homme”, quel qu’il soit, mais les élites humaines : les aristocraties de race et de caractère.)
Le milieu technique agit sur la masse : lui dicte, au moyen de la publicité, les “besoins” qu’elle doit avoir, ou s’empresser d’acquérir, afin d’encourager des recherches toujours plus poussées aboutissant à des applications toujours plus variées et plus perfectionnées des lois de la nature — au “bonheur” de l’homme. Il lui propose une véritable électrification des travaux ménagers ainsi que des loisirs : la maison moderne idéale, où il n’y a qu’à tourner un bouton pour chauffer la soupe, achetée toute prête ; pour nettoyer le parquet, laver le linge, ou voir, sur le petit écran, le film du jour (le même pour cinquante millions de spectateurs), et écouter les dialogues qui en sont partie intégrante. Seul peut résister toute sa vie aux suggestions lancinantes du milieu technique, voire même ne pas en être conscient, tant ces suggestions sont, pour lui, dépourvues d’intérêt, un homme qui sait d’avance ce qu’il veut et ce dont il n’a que faire ; un homme, donc, beaucoup plus conscient de sa propre psychologie (et en particulier de son échelle de valeurs) que ne le sont quatre-vingt-quinze pour cent de nos contemporains ; en un mot, un homme qui, par la grâce des Dieux, n’appartient pas à la masse.
Celui-là se sera pas “à sa place” dans le monde moderne et cela, probablement, quelle que puisse être sa profession. Le seul fait de se trouver heureux là où les trois quarts des gens n’éprouveraient qu’ennui, et de s’ennuyer, au contraire, — d’avoir l’impression on ne peut plus irritante de “perdre son temps”au milieu des distractions que la majorité recherche, le met à part. Il n’est vraîment à son aise que parmi ses rares semblables, — lui qui ne possède ni transistor, ni radio, ni appareil de télévision, ni machine à laver, et dont la lumière au néon blesse la vue et dont la musique dite “moderne” écorche les oreilles ; lui qui persiste à demeurer fidèle à lui-même, et qui refuse d’aimer “sur commande” ce que les publicités et les propagandes lui présentent comme “un progrès”, s’il n’en sent pas, lui, — l’avantage ou le charme. Il est naturel qu’il ne veuille rien faire
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pour contribuer à “sauver” une civilisation dont il souhaite la perte, et que les gens qui admirent celle-ci flairent, plus ou moins vaguement, en lui, l’ennemi. Il est non moins naturelqu’une doctrine à contre-courant du Temps, — une doctrine prêchant, au nom d’un idéal d’Age d’Or, la révolte, et même l’action violente, contre les “valeurs” de notre âge de décadence et les institutions qui y correspondent, — soulève son enthousiasme et s’assure son adhésion : il est lui-même un individu de ceux que j’ai appelés des “hommes contre le Temps”.
Mais pourquoi les gens qui sont, eux, des fils soumis et obéissants de notre époque, se révèlent-ils si insatisfaits et si inquiets ? Comment se fait-il que ce “progrès”, auquel ils croient si fermement, ne leur apporte pas, dans l’exercice de leur profession, ce minimum de joie sans lequel tout travail est une corvée ? C’est que le milieu technique ne fait pas qu’agir sur les masses ; il les crée de toutes pièces. Dès que le développement technique dépasse un certain “point critique”, d’ailleurs difficile à préciser, la communauté humaine, naturellement hiérarchisée, tend à se disloquer. C’est peu à peu la masse qui la remplace ; la masse, c’est-à-dire avant tout le grand nombre, peu ou pas hiérarchisé, parce que de qualité instable, mouvante, imprévisible. La qualité est (statistiquement, cela s’entend), toujours en raison inverse de la quantité. Et la technique la plus néfaste de ce point de vue — la plus directement responsable de toutes les conséquences de la formation indiscriminée de masses humaines à la surface du globe, — est sans aucun doute l’art médical ; la plus néfaste, parce que celle qui est en opposition la plus flagrante avec l’esprit de la Nature d’un bout à l’autre de l’échelle des êtres vivants ; celle qui, au lieu de chercher à conserver la santé, et toute manière de priorité biologique des forts, s’efforce de guérir les maladies et de prolonger la vie des faibles, quand elle ne se mêle pas de garder en vie les incurables, les monstres, lés idiots, les fous, et toutes sortes de gens dont une société, fondée sur des principes sains, considérerait la suppression comme chose allant de soi.
Le résultat des progrès réalisés par cette technique-là, — réalisés au prix des expériences les plus hideuses, pratiquées sur des bêtes parfaitement saines et belles, que l’on torture et que l’on disloque, toujours au nom du “droit” de l’homme de tout sacrifier à son espèce, est que le nombre des hommes sur terre
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augmente dans des proportions alarmantes, en même temps que leur qualité diminue. On ne peut pas avoir qualité et quantité. Il faut choisir.
C’est aujourd’hui un fait que la population du globe croît en progression géométrique ; que, surtout, celle des pays jusqu’ici “sous-développés” croît plus vite que toute autre. Ces pays n’ont pas encore atteint le niveau technique des pays industrialisés, mais on leur a déjà envoyé une foule de médecins ; on les a déjà endoctrinés de manière à leur faire prendre des “mesures d’hygiène” qu’ils ne connaissaient pas, quand on ne les leur a pas purement et simplement imposées. En conséquence, les occupations traditionnelles — les travaux de la terre, les divers artisanats, — ne suffisent plus à absorber les innombrables énergies disponibles. C’est le chômage et la famine, à moins que l’on n’installe partout des industries mécanisées, c’est-à-dire qu’on ne fasse, de l’immense majorité des populations dont le nombre quadruple en trente ans, des prolétaires ; qu’on ne l’arrache à ses traditions, partout où elle en a conservé quelqu’une, — et qu’on ne l’enfourne dans des usines et ne la force à s’appliquer à des travaux qui, par leur nature même, (parce qu’ils sont mécaniques) ne peuvent être intéressants. La production montera alors en flèche. Il faudra écouler — vendre — ce qui aura été fabriqué. Il sera, pour cela, nécessaire de persuader les gens d’acheter ce dont ils n’ont nul besoin et nulle envie, de leur faire croire qu’ils en ont besoin et de leur en inculquer à tout prix le désir. Ce sera la tâche de la publicité. Les gens se laisseront prendre à cette tromperie car ils sont déjà trop nombreux pour être moyennement intelligents. Il leur faudra de l’argent pour acquérir ce dont ils n’ont pas besoin, mais dont on les a persuadés qu’ils ont envie. Pour en gagner vite, — afin de le dépenser tout de suite — ils accepteront de faire des travaux ennuyeux, des travaux dans lesquels il n’entre aucune part de création, et que, dans une société moins nombreuse, à la vie plus lente, personne ne voudrait faire. Ils les accepteront, parce que la technique et la propagande auront fait d’eux un magma humain : — une multitude de plus en plus uniforme, ou plutôt informe, dans laquelle l’individu existe, en fait, de moins en moins, tout en s’imaginant avoir de plus en plus de “droits”, et en aspirant à plus en plus de jouissances achetables ; une caricature de l’unité organique des vieilles sociétés hiérarchisées, où l’individu ne se croyait rien, mais vivait
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sainement et utilement, à sa place, comme une cellule d’un corps fort et florissant.
La clef du mécontentement dans la vie quotidienne, et spécialement dans la vie professionnelle, est à chercher dans les deux notions de multitude et de hâte.
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Tu sais sans doute ce que me répondent les fervents du “progrès” indéfini, Marxistes ou non. Ils disent : “Tout cela est provisoire. Patientez ! La machinisme n’est qu’à son début ; il n’a pas donné sa mesure. Aujourd’hui, certes, la multiplicité des besoins nouveaux a pour conséquences la hâte de gagner de l’argent, et le fait que de plus en plus de gens acceptent d’en gagner en s’adonnant aux occupations les plus déshumanisantes. Aujourd’hui, certes, de plus en plus d’ouvriers tendent à devenir des robots pendant un tiers de leur vie, à savoir pendant leurs heures de travail; et, dans une certaine mesure, après leurs heures de travail (par habitude acquise). Mais tranquillisons-nous ! Tout cela va changer, grâce au sacro-saint progrès ! Déjà nous voilà dans les grandes entreprises, pourvus de machines ultra-compliquées — ordinateurs ou “cerveaux électroniques” — capables de résoudre en quelques secondes, automatiquement, à partir de leurs données, des problèmes dont un homme mettrait une demi-journée à calculer la solution. L’ouvrier travaillait douze heures, voire quinze heures par jour, il y a moins d’un siècle. Aujourd’hui, il travaille huit heures, et cela, cinq jours par semaine seulement. Demain, grâce à l’apport des machines dans toutes les branches de son activité, il travaillera cinq heures, puis bientôt deux heures par jour, ou moins encore. Ce sont les machines qui feront la besogne, — des machines si parfaites qu’il suffira d’un seul homme pour en surveiller toute une équipe. A la limite, l’homme ne fera pratiquement plus rien. Sa vie sera un congé illimité, durant lequel il aura tout le temps voulu pour “se cultiver”. Quant aux inconvénients de la surpopulation, on y aura remédié d’avance par la limitation des naissances, — le fameux “family planning”.
Il y a là, au premier abord, de quoi séduire les optimistes. Mais la réalité sera moins simple que la théorie. Elle l’est toujours.
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Tout d’abord, il faut bien se rendre compte qu’aucune politique malthusienne ne peut être, à l’échelle mondiale, pleinement efficace. Il est plus aisé d’installer des usines dans les pays techniquement les moins développés, et de donner aux gens qui ont jusqu’ici vécu près de l’état de nature, le goût de commodités modernes telles que machines à laver et postes de télévision, que d’inciter ces mêmes gens à n’engendrer qu’un nombre limité d’enfants. Même la population de l’Europe de l’Ouest et du Nord, ou des U.S.A., au sein de laquelle les méthodes les plus modernes de contraception sont largement appliquées, croit, — bien que moins vite que celle d’autres régions du globe, — et ne cessera de croître tant qu’il y aura des médecins pour prolonger fa vie des souffreteux, des infirmes, des débiles mentaux, et de tous ceux qui devraient être morts.
Les gens des pays dits “sous-développés” sont beaucoup moins perméables que les citoyens de l’Europe occidentale ou des U.S.A. à la propagande anti-conceptionnelle. Si vraîment on voulait, chez eux, ramener le chiffre de la population à des proportions raisonnables, il faudrait stériliser de force neuf personnes sur dix, ou bien . . . supprimer la profession médicale et les hôpitaux, et laisser la sélection naturelle faire son œuvre, comme avant la folie de l’âge technique. Mais il n’y a que nous, les affreux “barbares”, qui serions prêts à avoir recours à de telles mesures. Et nous ne sommes pas au pouvoir, et ne comptons pas y être de si tôt. Les amis de l’homme, qui sont en même temps des fervents du progrès technique indéfini, devront donc s’accommoder d’un monde où l’espace vital humain deviendra de plus en plus restreint, dût-on même, au profit du primate dit “pensant”, réduire au minimum les surfaces encore occupées par la forêt, la savane, le désert, derniers refuges des nobles vivants autres que lui. Ce ne seront plus les masses, déjà grouillantes, des pays présentement surpeuplés. Ce seront des foules deux fois, trois fois, dix fois plus compactes que celle qui, aujourd’hui, couvre littéralement l’immense “Esplanade” de Calcutta autour de six heures du soir, quand la chaleur tombe. On sera, où qu’on aille, frôlé, coudoyé, bousculé, — et à l’occasion, sans doute, renversé et piétiné — par des gens et encore des gens qui, grâce aux machines, n’auront presque plus rien à faire.
Il faut être naïf pour croire que, dès que la fatigue quotidienne résultant du travail aura pour eux cessé d’exister, ces
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milliards d’êtres humains vont s’adonner à l’étude, ou pratiquer quelqu’art d’agrément dans lequel entrera une part importante de création. Il n’y a qu’à regarder autour de soi et à constater comment les travailleurs d’aujourd’hui, qui triment quarante heures par semaine au lieu de quatre-vingt-dix, comme il y a cent ans, emploient leurs loisirs. Ils vont au café, au cinéma assistent à quelque compétition sportive ou, le plus souvent, écoutent chez eux les émissions radiodiffusées, ou demeurent assis devant leur poste de télévision et suivent avec avidité ce qui se passe sur le petit écran. Ils lisent quelquefois. Mais que lisent-ils ? Ce qu’ils trouvent à la portée de la main — car pour savoir ce qu’on veut lire, et pour s’efforcer de le trouver, il faut déjà être mieux informé que la plupart des gens ne le sont. “Ce qui leur tombe sous la main”, sans qu’ils ne se donnent la peine de le chercher, est, généralement, ou bien quelque périodique ou livre qui, sans être pernicieux, est superficiel. et ne les fait penser en aucune façon, ou bien quelque produit d’une littérature ou décadente ou tendencieuse — quelqu’écrit qui leur fausse le goût ou leur fausse l’esprit, (ou l’un et l’autre), ou leur fournit une information inexacte, ou interprêtée à dessein de manière à leur inculquer une opinion donnée — celle que les gens au pouvoir veulent qu’ils professent, — ou à susciter en eux les sentiments que les gens au pouvoir veulent qu’ils éprouvent. Ils lisent “France-Soir”, ou “Caroline chérie”, ou “La mort est mon métier”1, ou quelqu’article pseudo-scientifique sur la “conquête de l’espace” qui leur donne l’impression d’avoir été initiés aux, mystères de la science moderne, alors qu’en fait ils sont demeurés aussi ignares qu’auparavant, mais sont devenus un peu plus prétentieux. Il existe, d’ailleurs, malgré le nombre énorme d’ouvrages qui paraissent tous les ans sur tous les sujets imaginables, de moins en moins de “livres de fond” : de ceux qu’un homme qui pense relit cent fois, en en tirant toujours quelque nouvel enrichissement, et auxquels il doit des intuitions de grandes vérités cosmiques — voire de vérités humaines au nom desquelles il serait capable de recommencer sa vie, s’il le pouvait. Et les individus qui recherchent de tels livres n’appartiennent pas a la masse.
1. De Robert Merle. Récit fantaisiste sur les camps de concentration allemands.
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Que feront donc de leur temps les milliards d’humains du monde de demain ? Cultiveront-ils leur esprit, comme le pensent nos optimistes invétérés ? Non pas ! Ils feront à longueur de journées ce que font nos bons prolétaires de 1970 au retour de l’usine ou du bureau — ou pendant leur mois de congé payé : ils regarderont leur petit écran, et croiront très docilement ce que les hommes au pouvoir (ou ceux qui auront mis ces derniers à la place qu’ils occuperont) auront fait introduire dans les programmes afin qu’ils le croient. Ils iront au cinéma ; assisteront à des conférences gratuites, organisées pour eux, toujours dans l’esprit des dirigeants du moment — qui seront probablement les mêmes qu’aujourd’hui, à savoir les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale : les Juifs et les Communistes : les fervents de la plus ancienne et de la plus récente foi de notre Age Sombre, centrées, l’une comme l’autre, sur “l’homme”. Ils feront des voyages organisés, avec guides indispensables — et musique légère, indispensable elle aussi, dans les véhicules de transport, autobus comme avions, à l’aller et au retour. En un mot, la vie de perpétuel ou presque perpétuel loisir sera réglée, dirigée, — dictée à ceux qui devront la vivre — par des comités, élus au suffrage universel, après propagande adéquate auprès des masses.
Et ce sera tant pis pour ceux qui auraient préféré poursuivre dans le silence une création qu’ils aimaient parce qu’ils la sentaient belle ; ou qui auraient voulu organiser le monde sur d’autres bases et selon un autre idéal. Tant pis pour ceux — de plus en plus rares — qui refuseront de se laisser “conditionner” ! Ce sera, — à quelque chose près, “Le meilleur des Mondes” d’Aldous Huxley1 — avec cette différence qu’au lieu de robots travaillant devant des machines, ce seront des robots se distrayant sur commande et en accord avec la planification officielle des jouissances, pendant que les machines assureront leur subsistance. On n’y choisira pas plus la manière d’employer ses loisirs que la majorité des gens ne choisit aujourd’hui l’occupation qui lui assurera “le vivre et le couvert”. Il y sera présupposé, — comme cela l’est déjà, par exemple dans certains autobus de tourisme, où l’on est forcé, tout le long du parcours, d’entendre la radio, qu’on le veuille ou non, — que tous les hommes ont pratiquement les
1. C’est le titre français du fameux “Brave new world” de cet auteur.
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mêmes besoins et les mêmes goûts, ce qui est en flagrante contradiction avec l’expérience de tous les jours parmi des gens non-conditionnés (il en reste encore, heureusement, aujourd’hui, quelques-uns.)
On s’y efforcera, par un conditionnement toujours plus perfectionné, toujours plus “scientifique”, de leur donner, à tous, les mêmes besoins et les mêmes goûts.
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Remarque que je ne dis rien du régime politique probable dans ce monde d’automates vivants. Je n’essaye pas de me demander ce qu’il pourrait bien être, car là question est sans intérêt. En effet, plus on s’enfonce dans l’uniformité par le bas, créée et maintenue par un dirigisme sans autre idéal que celui de la production sans cesse accrue, en vue du bien-être du plus grand nombre, en d’autres termes, plus le monde s’éloigne du type de l’organisme social hiérarchisé. un dans sa diversité ordonnée, comme l’est une œuvre d’art ; plus il renonce à être une pyramide vivante — comme il l’était autrefois dans toutes les civilisations qui étaient en même temps des cultures, — pour devenir une bouillie sans nom, toute grise, brassée non par des artistes, encore moins par des sages, mais par des malins, ceux-mêmes dépourvus de toute conscience de valeurs extra-humaines, et travaillant pour l’immédiat, au sens le plus étriqué du mot, plus il en est ainsi, dis-je, et moins la forme du gouvernement a d’importance.
Il existe encore, théoriquement tout au moins, une différence entre la condition d’un ouvrier à la chaîne aux usines Cadillac, de celle d’un ouvrier à la chaîne dans quelque complexe industriel du inonde marxiste ; entre la condition d’une vendeuse dans un super-marché d’Europe occidentale ou des U.S.A. et celle d’une distributrice de nourriture dans une cantine, où que ce soit derrière le “rideau de fer”. Et la liste des parallèles pourrait s’allonger indéfiniment.
En principe, le travailleur du “monde libre” n’est pas obligé d’accepter le conditionnement. Quand sonne la sirène, ou quand le magasin-monstre ferme ses portes, il peut faire ce qu’il veut, aller où il veut, employer ses loisirs comme il lui plaît. Rien ne le force physiquement à payer à boire à ses camarades au café du coin, ni à s’acheter, par mensualités, l’indispensable appareil
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de télévision, et bientôt la non moins “indispensable” voiture. Il n’y a pas de réunions politiques, ou semi-politiques semi-“culturelles”, auxquelles il soit forcé d’assister, sous peine de se trouver, le lendemain, sans travail ou, pire encore, soupçonné de “déviationnisme” et incarcéré, ou du moins “inquiété”, . . . tandis qu’en U.R.S.S. ou en Chine . . . (d’après les échos que nous en avons ; je répète : je ne connais pas, de première main, le monde marxiste) il y en a et comment !
Rien n’empêcherait à priori un ouvrier ou un employé de bureau ou une vendeuse du monde libre d’utiliser ses loisirs comme je les utiliserais moi-même à sa place si, pour une raison ou pour l’autre, je devais, pour vivre, travailler dans une usine, un bureau ou un supermarché. Rien ne l’en empêcherait . . . pourvu encore qu’il ou elle trouve un logement assez retiré ou assez bien “insonorisé” pour n’y point être incommodé de la radio ou de la télévision des voisins, et . . . un régisseur ou un propriétaire d’immeuble assez complaisant pour lui permettre, au cas où cela ferait sa joie, de garder auprès de soi quelque bête domestique. Alors peut-être, ses heures de loisir seraient-elles vraiment des heures bénies, et son modeste appartement, un havre de paix. Alors peut-être pourrait-il (ou elle), après avoir passé une heure ou deux dans le silence, à se libérer totalement de l’emprise persistante du bruit des machines (ou de la musique légère, imposée dans certains ateliers ou magasins) ; de l’éclat aveuglant dess lumières, de l’ambiance des gens, souper tranquillement, seul ou au milieu des siens, promener son chien sous les arbres de quelque boulevard pas trop fréquenté, et s’absorber, avant l’heure du sommeil, dans quelque belle lecture.
Alors peut-être, mais alors seulement, plus le progrès du machinisme lui garantirait de loisirs, qu’il emploierait effectivement “à se cultiver”, plus il redeviendrait “homme”, au sens le plus honnête du mot ; et plus on pourrait, dans une certaine mesure, parler de “technique libératrice” — bien qu’on ne me puisse jamais persuader que même deux heures par jour passées dans l’atmosphère déprimante de l’usine ou du bureau, ou du grand magasin moderne, ne sont pas, tout compte fait, plus épuisantes que dix ou douze heures employées à quelque travail intéressant, — à quelqu’art, comme celui du potier ou du tisserand des siècles révolus.
Mais, pour cela, il faudrait que l’ouvrier — le prolétaire — des pays du “monde libre”, qui, en principe, peut, après ses heures
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de travail, “faire ce qu’il veut”, puisse vouloir autre chose que ce qu’on le conditionne à vouloir. Sa “liberté” resemble à celle d’un jeune homme, élevé depuis l’enfance dans l’ambiance d’un pensionnat jésuite, auquel on dirait : “Tu es maintenant majeur. Tu es libre de pratiquer la religion qui te plaît”. Un élève sur dix millions pratiquera autre chose que le catholicisme le plus strict ; et celui-là même qui s’en détachera, en gardera, la plupart du temps, l’empreinte, pour le restant de ses jours. De même, fût-ce dans le “monde libre” où, en théorie, toutes les idées, toutes les fois, tous les goûts sont acceptés, l’homme de la masse et, de plus en plus, aussi celui de la “libre” intelligentsia, est, dès l’enfance, pris par l’ambiance de la civilisation technique, et abruti par elle et par toute sa publicité “progressiste”, humanitaire ou pseudo-humanitaire, et pseudo-”scientifique” — la propagande du “bonheur universel” par le confort matériel et les plaisirs achetables. Et il ne désire plus s’en dégager. Un individu sur dix millions s’en dégage avec violence, et lui tourne le dos, avec ou sans ostentation, comme l’a fait le peintre Delvaux ; comme le font tous les jours quelques anonymes sans même se donner la peine de quitter l’immeuble banal où ils ont fait de leur chambre le sanctuaire d’une vie qui est anachronique sans nécessairement le paraître.
La seule chose qu’il y aurait peut-être à dire en faveur du “monde libre”, par opposition à son frère ennemi, le monde marxiste, est qu’il ne prend pas de sanctions d’ordre policier contre cet individu d’exception, . . . à moins, bien entendu, que l’hostilité de ce dernier à “aujourd’hui” ne s’exprime sous la forme d’un Hitlérisme par trop voyant. (Et même en ce qui concerne cela il y a un peu moins de contrainte que chez les Communistes actuellement au pouvoir : on peut, partout dans le “monde libre”, sauf, sans doute, dans la malheureuse Allemagne, de qui les vainqueurs de 1945 voudraient tuer l’âme, avoir sur sa table de nuit un portrait du Führer, sans crainte d’inspections indiscrètes suivies de sanctions légales).
Ce que l’on pourrait, par contre, dire en faveur du monde marxiste, c’est que ce dernier a, malgré tout, une foi — basée sur des notions fausses et de véritables contre-valeurs, cela est indéniable si on se place au point de vue de l’éternel, qui est celui de la Tradition, mais enfin, une foi, — tandis que le monde dit “libre” n’en a proprement aucune. En conséquence de quoi, le
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militant de valeurs autres que celles qu’exalte la propagande communiste officielle risque fort de se trouver un jour dans quelque camp . . . “de redressement”1, s’il pousse la témérité au point d’oublier qu’il est dans la clandestinité, et doit y demeurer. Mais la masse des endoctrinés, qui forme là-bas la majorité de la population, aura, elle, l’impression de travailler — et durement — à l’avènement de quelque chose qui lui parait grand, et qu’elle aime, que ce soit la Révolution mondiale des prolétaires, l’union de tous les Slaves sous l’égide de la sainte Russie (cet idéal est, parait-il, celui de plus d’un Communiste russe), ou la domination de la race jaune à travers le Communisme universel. La production industrielle ou agricole, — celle au nom de laquelle tant et tant de travaux éminemment ennuyeux doivent être accomplis — débouche, en dernière analyse, sur de tels buts grandioses. C’est plus excitant que la petite vie assurée, proprette, avec, comme point culminant, la sortie en voiture du samedi, — ou du vendredi soir — au lundi matin.
Les deux mondes sont, en fait, l’un comme l’autre, d’abominables caricatures des sociétés hiérarchisées qui. autrefois, prétendaient être, ou au moins voulaient être, des images aussi fidèles que se pouvait de l’ordre éternel, dont le cosmos est la manifestation visible. A l’unité dans la diversité que possédaient par là même ces sociétés, la civilisation technique du “monde libre” oppose la désespérante uniformité de l’homme fabriqué en série, sans direction, sans élan, — pas celle de l’eau d’un fleuve, mais celle d’un tas de sable dont les grains, tous insignifiants et tous semblables, se croiraient chacun très intéressant. La dictature d’un prolétariat de plus en plus envahissant lui oppose, elle, une uniformité de robots en marche, tous mus par la même énergie, robots dont l’absence d’individualité est une méchante parodie du renoncement voulu de l’individu conscient de sa place et de son rôle, en faveur de ce qui le dépasse. L’ardeur au travail et l’irrésistible poussée en avant de ces mêmes automates qui croient se dévouer au “bonheur de l’homme”, contrefait non moins sinistrement l’antique efficience des masses qui bâtissaient, sous la direction de vrais maîtres, “pour Dieu”, ou pour quelque Roi-Dieu, des monuments de beauté et de vérité : les pyramides, avec
1. Il est inconvenant après 1945, de parler de camps de “concentration” non-hitlériens.
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ou sans étages, d’Egypte, de Mésopotamie ou d’Amérique centrale ; la Grande Muraille de Chine ; les temples de l’Inde et ceux d’Angkor ; le Colisée ; les cathédrales byzantines, romanes, ou gothiques . . . .
On peut dire que, des deux caricatures, c’est la seconde — la marxiste — qui est, dans sa grossièreté, plus habile, au fond que l’autre. Pour s’en rendre compte, il n’y a qu’à voir le nombre de gens d’une réelle valeur humaine qui s’y sont laissé prendre, et qui, en toute sincérité, persuadés qu’ils étaient guidés par un idéal de libération et de service désintéressé, sont allés grossir les rangs des militants de la plus fanatique des formes, jusqu’ici apparues, de l’Anti-Tradition. Cela se constate aussi bien en Europe que dans d’autres régions — aux Indes, en particulier, où les dirigeants communistes se recrutent surtout parmi les membres des castes aryennes, si étrange que cela soit. Il y a, dans la rigueur même du Communisme, quelque chose qui attire certains caractères avides à la fois de discipline et de sacrifice ; quelque chose qui leur fait apparaître le pire esclavage sous le déguisement de l’abnégation, et la plus risible étroitesse d’esprit, sous celui d’une intolérance sacrée, vraie “chasse à l’erreur”.
La caricature que représente le “monde libre” est moins dangereuse en ce sens qu’elle est, extérieurement, “moins ressemblante”, et partant moins capable de séduire des caractères d’élite. Mais elle est plus dangereuse en ce que, moins outrée, elle choque au premier abord moins ceux que le Marxisme repousse, précisément parce qu’ils y ont découvert les traits d’une fausse religion. N’ayant aucun des attributs d’une “foi”, elle les rassure, les encourageant à croire qu’à l’abri de la “tolérance” démocratique, — tolérance qui, comme je l’ai dit, s’étend à tous, sauf à nous, Hitlériens, — ils pourront ccntinuer à professer en paix tous les cultes (tous les exotérismes) qui heur sont chers : Christianisme, — ou Judaisme, — en Occident ; Islam, Judaïsme, Hindouisme, Bouddhisme, ailleurs ; voire même l’un de ceux-ci dans le domaine historique d’un autre; pourquoi pas, quand l’individu se croit tout, et s’arroge, partant, le droit de tout choisir ? Ils ne réalisent pas que la mentalité même du monde technocratique, avec toute l’emphase qu’il met sur l’immédiatement et matériellement utile, le “fonctionnel”, donc sur les applications de plus en plus étendues des sciences et pseudo-sciences au dépens de tout détachement, est, l’antithèse de toute soif désintéressée de connaissance
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comme de tout amour des œuvres d’art et aussi des êtres à cause de leur seule beauté. Ils ne se rendent pas compte qu’elle ne saurait, en conséquence, qu’accélérer la coupure de toute religion ou philosophie exotérique d’avec l’esotérisme sans lequel elle n’a aucune valeur d’éternité, et que précipiter ainsi la ruine de toute culture. Ils ne s’en rendent pas compte parce qu’ils oublient que connaissance désintéressée, épanouissement de l’art digne de ce nom, et protection des êtres (y compris de l’homme dans la mesure où celui-ci répond à ce que son nom — ; “anthropos” ; “celui qui regarde ou tend vers le haut” — en laisserait attendre) vont de pair, la beauté étant inséparable de la vérité, et la culture n’étant rien, si elle n’exprime l’une et l’autre.
Ils oublient, — ou n’ont jamais su — que, privées de leur connection avec les grandes vérités cosmiques — et ontologiques — qu’elles devraient illustrer, les religions exotériques deviennent très vite des fables auxquelles personne n’attache plus crédence, les philosophies dégénèrent en vain bavardage, et les doctrines politiques en recettes de succès électoraux ; et que le monde technocratique, par son approche éminemment utilitaire de tous les problèmes, par son anthropocentrisme doublé de sa hantise de la quantité, détourne jusqu’aux meilleurs esprits de la recherche et de la contemplation des vérités éternelles.
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Mais alors deux questions se posent : les progrès techniques sont-ils inévitables et indispensables ? Et un peuple peut-il conserver son âme malgré l’emprise croissante du machinisme ?
Mahatma Gandhi aurait répondu “non” à l’une comme à l’autre. Comme chacun sait, il rêvait d’une Inde sans usines, où la production artisanale aurait suffi à des gens qui, de leur plein gré, auraient réduit leurs besoins au minimum, et évité leur accroissement démographique par la pratique d’une continence rigoureuse après la naissance d’un ou deux enfants. Gandhi aurait aussi accueilli avec enthousiasme la mise en congé de la plupart des médecins. Il rejetait sans compromis toute médication résultant de recherches expérimentales faites aux dépens d’animaux, quels qu’ils fussent. (Il tenait, comme je le fais moi-même, toutes ces recherches, depuis la vivisection proprement dite jusqu’aux odieuses inoculations de maladies à des
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bêtes saines, pour criminelles. Et il considérait la médecine occidentale dans son ensemble, comme une entreprise diabolique de vaste échelle).
Mais, contrairement à nous, le Mahatma avait une confiance naïve en l’homme — en l’Indien non moins qu’en l’étranger, malgré toute l’évidence que cet être “privilégié” n’a cessé de fournir de sa faiblesse et de sa malignité. Il le croyait apparemment capable de vivre, en masse, selon une norme qui présuppose ou bien une volonté de fer doublée d’une ascèse constante, ou bien une absence rassurante d’énergie génésique, c’est-à-dire, dans un cas comme dans l’autre, une nature d’exception. Il pensait aussi, sans doute, qu’un pays peut refuser de s’industrialiser sans pour cela devenir la proie d’ennemis techniquement mieux équipés, alors qu’il semble bien — hélas ! — que cela relève aussi de l’utopie. L’exemple récent du Tibet, envahi et subjugué par la Chine communiste, et maintenu sous la férule malgré sa sourde résistance, le prouve assez.
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L’exemple du Japon de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, s’ouvrant soudain sans restrictions au commerce et aux techniques du monde mécanisé, sous la menace des canons du Commodore Perry ; bien plus, relevant le défi de tous les peuples pour qui la réussite sur le plan économique est tout, et acceptant de les concurrencer sur leur propre terrain, tout en s’efforçant de ne rien perdre de sa propre tradition, semble être, lui, la réponse affirmative la plus éclatante, aux deux questions posées plus haut. Il semble proclamer que, si un certain degré (parfois très avancé) de mécanisation est inévitable aujourd’hui à un peuple qui refuse de devenir — ou de demeurer — la proie d’un conquérant, ou le vaincu affaibli, humilié, ruiné, d’une guerre, il ne s’ensuit pas qu’il doive automatiquement délaisser ce qui fait qu’il est lui-même, considérer son passé comme un “état d’enfance” à laisser derrière soi, changer de Dieux et d’échelle de valeurs.
Sans doute, une usine est-elle une usine, et un bureau un bureau, et un supermarché un endroit d’une utilité trop purement matérielle pour être attrayant sous quelque climat que ce soit. dans doute les immenses agglomérations industrielles d’Osaka,
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de Kobé ou de Tokyo doivent-elles singulièrement décevoir le touriste en quête de “couleur locale” et plus encore l’artiste en quête de beauté. Le Japon d’avant 1868 qui, fermé depuis presque deux siècles et demi à tout contact avec l’étranger, vivait dans un Moyen-Age prolongé, était sans aucun doute, plus fascinant à voir. Mais ce n’est pas là une constatation limitée à un pays. Toute la Terre, y compris l’Europe, était plus belle à contempler, au Moyen-Age et dans l’Antiquité, qu’après l’avènement de la grande industrie. Ce qu’il y a de remarquable, d’admirable, c’est que malgré les laideurs inhérentes à toute mécanisation sur une grande échelle, il soit encore resté, dans l’Empire du Soleil Levant, tant de beauté, et surtout que cette beauté soit si évidemment liée à la conservation de la Tradition sous l’expression particulière que le peuple et son histoire, et son environnement géographique, lui ont donnée — de la Tradition vivante et active, capable, tout comme dans le passé, d’imprégner la vie entière d’une élite, et même de créer une ambiance dans laquelle baigne le pays tout entier, usines y compris. Ce qu’il y a d’admirable, c’est qu’il existe encore au Japon des maîtres comme ce Kenzo Awa, qui a enseigné à l’Allemand Herrigel l’art sacré du tir à l’arc selon les règles et selon l’esprit du Bouddhisme Zen, et toute une légion de disciples assoiffés de connaissance vraie — de cette connaissance qui amène celui qui l’acquiert à “être” davantage. Ce qu’il y a d’admirable, c’est la survivance, jusque dans la politique, de ce Shintoisme dont l’origine se perd dans la préhistoire et auquel les grands penseurs japonais du dix-huitième siècle, — Moturi et Hirata, — ont définitivement donné ce caractère de nationalisme sacré — version extrême-orientale de notre culte du Sang et du Sol — qu’il a gardé jusqu’à nos jours.
Quelques jours avant le 7 Décembre 1941, nos alliés japonais ont, le plus naturellement du monde, envoyé une délégation officielle au Temple d’Isé — une ambassade du Gouvernement impérial aux Dieux de l’Empire et aux ancêtres des empereurs-Dieux : “Vous est-il agréable que nous déclarions la guerre aux Etats-Unis d’Amérique ?”. Et ce n’est qu’après réponse favorable des Dieux (ou de leurs prêtres) que la guerre fut déclarée. Quatre ans plus tard, après l’explosion de la bombe à Hiroshima, c’est encore avec la permission des Dieux que la capitulation fut décidée, comme l’avait été, en 1868, l’ouverture du
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Japon au commerce étranger et à la technique moderne, comme suprême mesure de salut de l’Empire. Ce qu’il y a, avec tout cela, d’admirable, c’est la persistance au Japon de l’esprit du bushido, en plein vingtième siècle ; c’est ce culte de l’honneur national dans son expression la plus haute, et ce mépris total de la mort, tant chez les fameux Kamikazés (pilotes des “bombes vivantes” de la Seconde Guerre mondiale) que chez ces vingt-cinq mille Japonais de l’île de Saïpan, en plein Pacifique, qui se tuèrent tous à l’arrivée des Américains ; c’est la résistance, inébranlable dans sa politesse souriante, à l’occupation des Yankees et à leur prosélytisme politico-philosophique : la réintégration, dans les programmes scolaires, immédiatement après la signature du traité de paix, du Kojiki ou histoire des Dieux nationaux, interdit sous le régime des Croisés de la Démocratie ; c’est la construction, à Gamagori, d’un temple à Tojo et auxautres Japonais pendus par les Américains comme “criminels de guerre” — temple où les enfants des écoles vont s’incliner et brûler un bâton d’encens devant l’image des martyrs et défier toute “conquête morale” du peuple du Soleil, après avoir visité . . . l’emplacement (en partie seulement reconstruit) de Hiroshima.
Tout cela se tient : cet enseignement, aussi vivant que jamais, de l’esotérisme traditionnel sous ses formes nationales, et ce refus de tout un peuple, que pénètre, sans même qu’il s’en rende compte, le rayonnement de son élite, de renoncer à son âme sous l’emprise de la technique et en réponse aux mensonges des hommes qui lui ont imposé celle-ci. Il se peut que l’ouvrier japonais, qui travaille au rabais dans les grandes entreprises et contribue à inonder le monde d’objets manufacturés — produits palpables de l’expansion industrielle de son pays, dont les prix défient toute concurrence — ait une vie matérielle presqu’aussi dure que celle d’un prolétaire russe dans un kholkose. Mais il sait qu’il travaille à la gloire de l’Empire, au sein duquel il a sa place. Et cet Empire est, lui, contrairemant à l’Etat marxiste, le gardien d’une Tradition qui le dépasse immensément. Il est le lien entre cet homme du peuple et l’éternel. (Car la croyance en le divinité de l’Empereur et en celle de là terre nipponne, — elle-même jaillie du corps d’une Déesse1 — n’est pas morte, au
1. lzana-mi, épouse d’Izana-gi. L’Empereur, lui, descend de la Déesse du Soleil : Amatérasu-ohomi-kami.
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Japon, malgré sa bruyante négation officielle, répétée à satiété dans le but de donner à l’étranger la conviction d’un “progrès” , durable dans le sens démocratique.)
Par contre, le rêve d’une dictature mondiale du prolétariat — voire même celui du monde slave, (ou “jaune”), unifié sous une telle dictature en vue d’une production sans cesse accrue et du confort d’un nombre toujours plus impressionnant d’individus, — n’est, s’il constitue “un idéal”, en dernière analyse, qu’un idéal borné. Il ne dépasse ni le plan matériel ni l’homme. Des hommes, même très frustes, ne peuvent s’en contenter à jamais que, précisément, en devenant des robots.
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Les Indes s’industrialisent rapidement, — trop rapidement, aux yeux de plus d’un Hindou conscient des dangers du machinisme, — et cela, malgré l’influence, encore sensible, de Gandhi, et de tous ceux qui, avec lui ou parallèlement à son mouvement, ont milité et militent encore, mus par les mêmes motifs que lui ou par d’autres, en faveur d’un encouragement systématique de l’artisanat. Elles s’industrialisent, non pas parce que les masses y aspirent, comme en Europe, à toujours plus de confort, mais parce que leurs dirigeants en ont décidé ainsi. (Les masses, elles, ne demandent rien, et se passeraient bien de tous les “progrès” qu’on leur impose !). Et les dirigeants en ont ainsi décidé parce qu’ils sont convaincus que seule une industrialisation de plus en plus poussée pourrait d’abord aider à absorber les énergies disponibles de plus en plus nombreuses qu’offre, d’un bout à l’autre du pays, une démographie galopante, et puis, faire des Indes un Etat moderne, prospère et puissant, et par là même les empêcher de tomber aux mains d’un quelconque envahisseur impatient de s’approprier les richesses de leur sol et de leur sous-sol. Cela est peut-être en partie vrai. Les gens qui sont de cet avis citent l’exemple du Japon — avec peu de justification, d’ailleurs, car ils oublient que, si on en excepte les Aïnos, aborigènes refoulés tout au nord de leurs îles, les Japonais sont un peuple, alors que les Hindous ne le sont pas, ne le Seront, espérons-le, jamais — (ils ne pourraient le devenir qu’à la suite d’un gigantesque brassage de races, dont résulterait la
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perte irréparable de leurs éléments Aryens et Dravidiens ; leur disparition dans un magma sans nom, biologiquement inférieur aux uns et aux autres d’autant plus que les quelque cent millions d’aborigènes, et les basses castes contenant une forte proportion de sang aborigène, s’y seraient fondus.)
Or l’industrialisation implique toujours des déplacements et des rapprochements de gens, hommes et femmes. Elle est donc beaucoup plus dangereuse quand ceux qu’elle jette en présence les uns des autres sont, comme aux Indes, de races différentes, que lorsqu’ils sont d’une origine plus ou moins homogène. Jusqu’à présent, — c’est-à-dire moins d’un quart de siècle après la proclamation de leur indépendance, — les Indes ont, malgré une industrialisation partielle et tous les efforts faits par ailleurs, dans le sens du nivellement, — malgré l’abolition officielle du système des castes par décret d’un Gouvernement anti-traditionna liste, calqué sur les démocraties d’Occident, — résisté à ce danger.
Je l’ai constaté en particulier en 1958 à Joda, près de Barajamda, et dans toute la région autour de Jamshedpur qui, est, ou du moins était encore, à l’époque, le plus grand centre métallurgique d’Asie. On construisait alors à Joda le funiculaire aérien qui devait servir à transporter le minerai de fer du sommet d’une colline, d’où il serait extrait, aux wagons qui le recevraient, au pied de celle-ci. J’étais “interprète de chantier” pour la durée des travaux. J’ai vu les ouvriers, dans la salle de tôle ondulée qui leur tenait lieu de cuisine, préparer leurs repas sur autant de foyers séparés que l’on comptait parmi eux de castes ou plutôt de sous-castes, et manger, groupés selon le même principe, — chacun au milieu des siens — au grand ahurissement des ingénieurs allemands, directeurs des travaux, auxquels cette volonté de séparation semblait d’autant plus étrange qu’on leur avait parlé de la “suppression des castes” dans “l’Inde démocratique”. C’étaient de pauvres Soudras, ou moins encore, mais aussi attachés à leurs coutumes ancestrales que n’importe quels autres Hindous orthodoxes. Et il est à présumer qu’ils ne mettaient pas moins d’insistance à rester fidèles à celles-ci, alors qu’il ne s’agissait plus de nourriture, mais du mariage de leurs enfants. On ne pouvait, en les regardant vivre, se défendre de songer que, malgré l’importation accrue des techniques d’Occident, l’atmosphère immémoriale de l’Hindouisme n’était pas prête à se détériorer.
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Et cette impression était confirmée sinon renforcée, à la vue de la part active que ces ouvriers, et tous ceux des ateliers et usines de la région, prenaient aux fêtes de toujours. Les mêmes hommes qui, durant la journée, avaient fixé des rivets aux pylones destinés à soutenir les câbles aériens du funiculaire, dansaient jusqu’à une heure avancée de la nuit au rythme des tambours sacrés en répétant les noms mystiques : “Hari ! Krishna !” devant la statue de terre peinte, où l’esprit du plus populaire de tous les Dieux était sensé résider tant que durerait la fête. Et les ouvriers préposés à la surveillance et à l’entretien des énormes machines ultramodernes, importées d’Allemagne pour la plupart, décoraient ces monstres d’acier de guirlandes de fleurs rouges de jaba, le jour où tout labeur cessait en l’honneur de Viswakarma, “Architecte de l’Univers”, divin patron des travailleurs. Ils les décoraient avec le même amour avec lequel leurs pères, une génération plus tôt, avaient orné leurs instruments, marteaux ou pioches, de guirlandes toute semblables aux leurs. Et les ateliers, pour une fois silencieux, s’emplissaient de fumées d’encens. Et, à moins, bien sûr, qu’il ne fût un ennemi avéré de la Tradition, l’étranger qui contemplait la scène : ces hommes, recueillis dans la pensée du Divin, pénétrés du caractère rituel de leur labeur quotidien, devant ces masses métalliques noires, d’où pendaient des fleurs écarlates, enviait les Indes, où la technique n’a pas encore désacralisé le travail.
Il en venait à se demander pourquoi, après tout, elle le désacralisait. Ces monstrueuses machines, moitié êtres moitié choses, “êtres” dans la mesure où leur automatisme clame la puissance du génie Européen, et plus particulièrement du génie nordique, — sont, comme la sacro-sainte Tradition elle-même, que les Indes ont héritée des Sages des temps védiques, des produits de l’intelligence aryenne. Elles illustrent, certes, un aspect de cette intelligence autre que celui dont témoigne l’enseignement libérateur des Sages. Mais elles sont, en un âge différent du même Cycle temporel, des produits de l’intelligence conquérante de la même race. En les associant, une fois par an, â l’antique culte de Viswakarma, ces hommes à peau brune savent-ils cela, — dans la profondeur de leur inconscient collectif ? Et rendent-ils hommage au génie aryen, — divin, jusque dans ses manifestations les plus grossières de l’Age Sombre — en même temps
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qu’au Créateur dont il refléte la puissance ? On le voudrait. De toute façon, une telle attitude ne pourrait que renforcer l’esprit du système des castes ; — la seule force qui soit, à la longue, capable de s’opposer au nivellement biologique que la mécanisation tend à imposer, tôt ou tard, à une société multiraciale, même traditionnellement hiérarchisée comme l’est celle des Indes.
Personnellement, je crois toutefois que la possibilité, pour les Indes (comme d’ailleurs pour le Japon, ou tout autre pays de culture véritable) de conserver son âme tout en subissant de plus en plus l’emprise inévitable de l’industrialisation, est liée là la persistance, chez elles, d’une élite de race et de caractère. qui soit en même temps une aristocratie spirituelle ; une gardienne vivante de la Tradition, en d’autres termes, de l’ésotérisme qui sous-tend, de plus ou moins loin, toutes les manifestations habituelles de la “religion”, confondue avec la vie sociale. Même la pureté du sang chez un peuple plus ou moins homogène dans son ensemble, — ou, dans une civilisation multiraciale hiérarchisée, la continuation de la séparation effective des races, — ne saurait dispenser de la nécessité de conserver à tout prix une telle élite. Sans elle, la meilleure des races finira par s’abrutir sous l’influence toujours plus puissante de la technocratie. Elle perdra peu à peu son échelle naturelle de valeurs. pour attacher de plus en plus de prix aux biens achetables. Et si elle conserve quelques manifestations visibles de foi ancienne, celles-ci finiront par se vider de toute signification, à tel point que les gens les abandonneront graduellement, sans même qu’on les y pousse. (Pour qu’une coutume subsiste, il faut qu’un minimum de croyance sincère y demeure attachée. Qui songerait, par exemple, en Europe d’aujourd’hui, à trancher un différend en faisant appel au “jugement de Dieu” par l’ordalie du feu ou de l’eau ? Et pourtant, il faut bien croire que ces méthodes ont eu autrefois assez d’efficacité pour les justifier, sans quoi elles n’auraient pas été employées pendant si longtemps.)
Il est, certes, à déplorer, que cette élite spirituelle à laquelle je faisais allusion — en l’occurence, la minorité des Brahmanes initiés, dignes de leur caste, — n’ait, aux Indes, à notre époque, pas plus d’influence sur la direction des affaires publiques. Et il est peut-être encore plus regrettable que tant de gens au pouvoir y soient des adversaires acharnés de la Tradition, des anti-racistes, empoisonnés d’un anthropocentrisme de mauvais aloi, puisé chez
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les Libéraux britanniques, chez les missionnaires chrétiens, ou chez les Communistes — partout, sauf chez les auteurs sacrés qui ont transmis aux Indes la sagesse aryenne de toujours. Ces gens-là ne font que continuer la politique de promotion des éléments raciaux les plus inférieurs, commencée par les Britanniques : la politique du suffrage universel et de l’instruction “gratuite, laïque et obligatoire”, instaurée par toutes ou presque toutes les puissances européennes, chez elles d’abord, puis dans leurs colonies ; la politique qui va de pair avec l’industrialisation à outrance et le pullulement humain qu’une tardive propagande malthusienne n’arrive pas à enrayer. Même bien intentionnés, ils sont les agents de ces Forces de désintégration qui, à mesure que l’Age Sombre se précipite vers sa fin, ont de plus en plus libre actions. Il n’y a, évidemment, aucune raison pour que les Indes ne soient pas englobées dans la décadence générale de la Terre.
Il demeure, malgré tout, indéniable qu’a vécu et que vit encore sur leur sol, une des rares civilisations qui durent depuis des millénaires et qui gardent, aujourd’hui comme hier, la Tradition qui leur a fourni dès le début leurs principes de base. Sans qu’on s’aventure à faire des prédictions, il semble plausible que, tant que cette civilisation restera vivante, grâce au lien, même ténu, qui la rattache à sa vraie élite, les Indes ne succomberont pas à la technocratie, quelques concessions qu’elles soient contraintes de lui faire afin de pouvoir subsister dans un monde surpeuplé et mécanisé.
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Contrairement aux Indes — et au Japon — l’Europe n’a malheureusement pas su, ou pu, conserver, ininterrompue, une forme visible de la Tradition, qui fût bien à elle, et dont l’origine se perdît dans la nuit des temps. En d’autres mots elle n’a, même depuis l’aurore de son histoire, sans parler de sa pré-histoire, nulle part continué d’adorer les mêmes Dieux.
D’autre part, ce sont ses fils, — et même seulement ceux d’un Occident très restreint — qui, après avoir longtemps cultivé les sciences expérimentales, ont inventé l’une après l’autre toutes les techniques industrielles modernes, ainsi que l’art médical et les mesures d’hygiène “préventive” d’aujourd’hui et déjà d’hier, qui ont si lamentablement contribué au surpeuplement du continent, et bien vite de la planète, et au sacrifice de la qualité des
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hommes à leur nombre. Et de plus en plus, dans cet Occident au sens étroit du mot, l’attachement des gens aux fastes, aux coutumes et à l’enseignement du Christianisme exotérique, s’est relâché au profit d’un engouement toujours plus marqué pour “la Science” et surtout pour les applications des sciences, source de richesse, de jouissances faciles, et de pouvoir, tant individuel que collectif.
Cela date surtout du dix-neuvième siècle, si on a en vue les réalisations matérielles, les progrès ahurissants des sciences du monde mesurable et des industries qui en dépendent, et la confiance naïve, de plus en plus répandue, en un progrès général, dans tous les domaines (y compris le domaine (“moral”), parallèle au progrès des sciences et à la généralisation de leurs applications. Mais qu’on ne soit pas dupe ! Le culte de la science positive basée sur l’étude expérimentale des phénomènes, et le rêve d’asservissement de la Nature à l’homme — et au premier venu, parmi les hommes ! — par l’application des découvertes scientifiques à la recherche du bien-être humain, ont des origines bien plus lointaines. Il faut, pour les comprendre, remonter au dixseptième siècle : au rationalisme cartésien et à l’anthropocentrisme qui en est inséparable. Il faut remonter plus haut encore, à cette fièvre de curiosité universelle, unie à la volonté prométhéenne de domination de “l’homme”, qui sont les traits caractéristiques de la Renaissance. Le physiologiste Aselli, qui a étudié le processus de la digestion dans les entrailles ouvertes de chiens encore vivants, fait “pendant” à Claude Bernard, à deux siècles de distance. Et Descartes lui-même, avec son anthropocentrisme forcené, — sa fameuse théorie des “animaux-machines” — ainsi que son ardeur à tout examiner, à tout disséquer, à tout vouloir connaître par le seul moyen de la “raison”, et F. Bacon, pour qui la science est avant tout le moyen qui assure le “triomphe de l’homme” sur la Nature, et tant d’autres qui, entre les années 1500 et 1750, ont pense et senti de même, sont, eux aussi, les pères, ou les frères aînés, de tous les enthousiastes plus récents de la science, de la technique, et du salut de l’homme par l’une et l’autre, — des Victor Hugo et des Auguste Comte, non moins que des Louis Pasteur, des Jenner, des Koch, et, plus près de nous, des Pavlov, des Démikhov1, et des Barnard.
1. Le physiologiste russe qui s’est occupé, dans les années “50” et “60”, de greffer des têtes de chien sur d’autres chiens vivants.
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Certes, le Moyen-Age européen avait, à côté de ses grandeurs indéniables, des faiblesses et des barbaries qui le classent sans discussion parmi les époques de l’Age Sombre avancé. Il avait, entre autres, toutes les insuffisances liées à sa foi étroitement chrétienne, et par là même rigoureusement anthropocentrique — foi dont même l’aspect ésotérique n’embrassait rien au-delà de “l’Être”1. Il mérite les attaques, parfois virulentes2 des penseurs et artistes qui lui ont témoigné le plus d’hostilité, mais . . . à condition qu’il soit bien spécifié que les siècles qui l’ont suivi, loin d’être meilleurs que lui, du point de vue de l’essentiel, ont été pires ; pires, parce qu’ils ne se sont débarrassés (et combien lentement !) de certaines de ses superstitions et atrocités, que pour les remplacer par des superstitions d’un autre ordre, mais tout aussi grossières, et par des atrocités tout aussi révoltantes, et cela, sans rien retenir de ce qui avait fait sa grandeur. Il mérite les attaques de ses détracteurs, à condition que ceux-ci soient justes, et reconnaissent qu’au sein de l’Age Sombre, qui couvre à peu près tout ce que nous connaissons de précis concernant l’histoire du monde, il représente, malgré tout un “redressement” culturel et surtout spirituel ; — une période où, avec, toute l’étroitesse d’esprit, toute l’intolérance religieuse héritée des auteurs de l’Ancien Testament, et tout l’anthropocentrisme inhérent au Christianisme tel qu’il nous est parvenu, l’Europe occidentale (et orientale, car tout ceci est vrai également de Byzance) était alors plus près de l’ordre idéal traditionnel qu’elle ne l’était au temps de la décadence du Paganisme gréco-romain et surtout qu’elle ne l’a été depuis le seizième siècle. L’ésotérisme chrétien que vivaient, alors encore, les initiés d’une élite spirituelle, dont l’existence — jusqu’au quatorzième siècle au moins, et peut-être même après, pour quelques décades encore, — ne fait pas de doute, assurait cette connection de l’édifice social tout entier3 avec son archétype secret. La lumière d’une connaissance plus qu’humaine pénétrait d’en haut, par symboles, jusque dans la vie du peuple, et en particulier dans celle des artisans-maçons, sculpteurs sur bois, verriers, forgerons, tisserands, orfèvres. Elle s’exprimait
1. Contrairement à l’ésotérisme hindou, pour lequel le Non-Etre est aussi une manifestation de la “Non-Dualité” fondamentale.
2. Comme celle de Leconte de Lisle dans le poème “Les siècles maudits” (Poèmes barbares.)
3. La pyramide féodale où, en principe, chacun était à sa place.
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dans le monde des formes et des couleurs par toute la richesse de création anonyme et désintéressée que nous connaissons, depuis les cathédrales romanes ou gothiques, ou byzantines, jusqu’aux délicates enluminures d’or, d’azur et de vermillon ; création, je le répète, anonyme et désintéressée, d’une beauté dont le secret était à chercher dans des vérités indépendantes du temps. L’utilité pratique des œuvres d’art qu’elle inspirait — quand celles-ci, comme c’était évidemment le cas en général, en avaient une était malgré tout moins importante que leur “signification”, révélatrice d’un monde tenu pour plus réel que le visible.
Il est curieux, pour le moins, de remarquer que c’est, précisément, quand la connaissance initiatique — donc, la connaissance de l’éternel, — s’obscurcit chez l’élite qui, jusqu’alors, la détenait, et quand par là même, le “sens” spirituel de toute œuvre de beauté échappe de plus en plus à l’artiste comme à l’artisan, que commence à se répandre la soif d’investigation du devenir au moyen de l’expérimentation systématique. C’est d’à partir de ce moment que se rencontrent, de plus en plus souvent, l’exigeance de la preuve visible et tangible de tout savoir, le refus de croire à l’existence du supra-humain ou, au moins, de s’y intéresser, et enfin la préoccupation croissante de la mise en valeur des richesses matérielles du monde au profit du plus grand nombre d’hommes possible — en d’autres termes, que s’imposent, de plus en plus, les sciences expérimentales et les techniques, aussi bien industrielles que médicales, qui en dérivent.
Et il est intéressant de noter que ce n’est pas là un état de choses unique, apparu seulement avec le déclin du Christianisme à l’aurore des Temps Modernes. Le même phénomène moral et culturel, le même transfert de valeurs, s’est manifesté, avec l’affaiblissement de la foi traditionnelle, durant la longue et lente agonie du Monde grec antique, de la fin du quatrième siècle avant Jésus-Christ, jusqu’au quatrième siècle après. C’était alors, déjà dans le domaine des lettres, (et bien davantage encore qu’au temps de la Renaissance), le règne de la quantité au dépens de la qualité. C’était un pullulement de polygraphes, un peu comme à notre époque, et une absence à peu près complète d’œuvres de tout premier plan, si l’on met à part celle — gigantesque, elle, il est vrai, — d’Aristote, encore toute récente alors que cette période ne faisait que commencer. C’était une époque de grammairiens, non de poètes ; de savants du verbe, non de créateurs par le verbe ;
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d’érudits, de gens qui connaissaient bien, et étaient capables d’analyser en détails, l’œuvre de leurs prédescesseurs, non de littérateurs dont l’œuvre propre — comme, par exemple, celle des auteurs tragiques de l’époque grecque classique, — devait dominer les siècles à venir. Les génies du verbe et de la pensée pure, — les Virgile, les Lucrèce, — apparaissent, au célèbre “siècle d’Auguste”, non plus en Grèce, ou en Sicile hellénisée, ou à Alexandrie, mais en Italie proprement dite, déjà dans la sphère de cet Occident d’où finira par sortir, toujours sous l’influence des peuples du Nord, la jeune Europe, qui sera la seule vraie.
Mais ce monde hellénique lentement décadent, — qui ne renaîtra, après avoir subi le Christianisme, que pour se détacher de plus en plus de “l’Europe” sans pouvoir et sans vouloir, même aujourd’hui, s’y intégrer, — est caractérisé par l’essor qu’y prennent les sciences expérimentales et les applications de ces dernières. La soif d’étudier les phénomènes de la Nature et d’en découvrir les lois, les “explications”, qui satisfont la raison, — s’y généralise, à mesure que lu science traditionnelle des prêtres de Grèce comme d’Egypte, fruit d’un intuition intellectuelle directe du principe même de ces lois, y devient plus rare. Et surtout, on s’y acharne de plus en plus — comme on le fera plus tard, à l’époque de la Renaissance, et plus encore au dix-neuvième et vingtième siècles, — à se servir de ces lois physiques pour construire des appareils d’utilité pratique, telles la vis sans fin, la “vis inclinée” et les quarante autres machines dont on attribue l’invention à Archimède ; tels encore ces “miroirs ardents”, énormes verres grossissants au moyen desquels ce même homme de génie incendiait à distance les vaisseaux romains qui bloquaient Syracuse, ou les “fontaines de compression”, ou les robots, de Héron.
L’anatomie, la physiologie, et l’art médical, qui s’appuie sur sur l’une et l’autre, y sont, — et cela aussi est à noter, — de plus en plus en honneur. S’il est vrai qu’au dix-septième siècle Aselli et Harvey font déjà pressentir Claude Bernard, il l’est non moins qu’à la fin du quatrième siècle avant Jésus-Christ déjà, — deux mille ans plus tôt — Erasistratos et Hérophile faisaient pressentir non seulement Aselli et Harvey, mais aussi les fameux physiologistes, médecins et chirurgiens du dix-neuvième et du vingtième siècle. Certes, il y a loin des automates de Héron aux ordinateurs modernes, comme il y a loin, aussi, des dissections d’Hérophile et, quatre cents ans plus tard, de celles de Galien, si horribles qu’aient pu
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être les unes et les autres, aux atrocités des transplanteurs d’organes, — ou de têtes — voire à celles des spécialistes du cancer, perpétrées aujourd’hui au ncm de la curiosité scientifique et “dans l’intérêt de l’homme”. Il y a loin quant aux résultats, de la technique embryonnaire du monde hellénistique, et plus tard romain, à celle que nous voyons se développer dans tous les domaines autour de nous, voire même à celle du seizième siècle. Mais il n’en demeure pas moins vrai que, à ces deux époques où une forme de religion traditionnelle se relâche, avant de se couper définitivement de sa base ésotérique, se fait jour une recrudescence d’intérêt porté aux sciences expérimentales et à leurs applications, un réveil du désir de domination de l’homme sur les forces de la Nature et sur les êtres vivants d’autres espèces que la sienne, eu vue du profit ou de la commodité du plus grand nombre possible de gens. Ce ne sont pas encore la mécanisation à outrance et la production en masse qu’inaugurera en Europe le dix-neuvième siècle et qu’intensifiera le vingtième, avec toutes les conséquences que l’on connaît. Mais c’est déjà l’esprit des savants dont l’œuvre a, de près ou de loin, préparé cette évolution : l’esprit de la recherche expérimentale en vue des applications de l’information conquise au confort matériel de l’homme, à la simplification de son travail, et au prolongement de sa vie corporelle, c’est-à-dire en vue de la lutte contre la sélection naturelle. La machine permet, en effet, à l’individu ou au groupe de réussir sans force ou habileté spéciale innée, et la drogue — ou l’intervention chirurgicale — empêche le malade même le plus inutile et le moins intéressant de quitter la planète et de laisser sa place à l’homme sain, de plus de prix que lui.
Il est difficile de ne pas être impressionné par la place toujours plus importante que prend, tant pendant les derniers siècles du Monde Antique que dès le début des Temps modernes et à notre époque, l’expérimentation pratiquée sur des êtres vivants, en vue d’une information plus complète concernant la structure et les fonctions des corps et de son application à l’art de guérir — de guérir, ou d’essayer de guérir, à n’importe quel prix. Ce sont, des époques où, comme aujourd’hui, le médecin, le chirurgien et le biologiste sont honorés comme de grands hommes ; et où la vivisection, — plus ancienne, certes, puisque déjà au sixième siècle avant Jésus-Christ, Alcméon disséquait, dit-on, des animaux, mais de plus en plus encouragée, grâce à un anthropocentrisme sans
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restrictions, — est regardée comme une méthode tout à fait légitime de recherche scientifique.
Il y a donc des “précédents”. Et l’on en trouverait sans doute d’autres, correspondant à d’autres déclins collectifs, si l’histoire du monde était mieux et plus uniformément connue. Mais il semble bien que plus on remonterait dans le temps et moins seraient accusés certains traits qui rapprochent les civilisations antiques les plus sophistiquées du monde mécanisé d’aujourd’hui. Je pense, par exemple, à ces très vieilles métropoles de la civilisation dite “de la Vallée de l’Indus”, Harappa et Mohenjo-Daro, dont les archéologues ont attesté l’existence de bâtisses de sept ou huit étages, et souligné l’énorme production en série de vases de terre et autres objets, tous d’une facture parfaite, mais tous désespérément semblables. Comment ne pas être frappé par cette uniformité dans la quantité et ne pas s’imaginer, dans les ateliers d’où sortaient ces objets faits en masse, et peut-être “à la chaîne”, une “robotisation” de l’ouvrier péfigurant déjà, à cinq ou six mille ans de distance, celle du “matériel humain” de nos usines ? Et comment ne pas voir, dans les invasions aryennes successives qui, d’à partir du quatrième millénaire avant l’ère chrétienne, sinon plus tôt, se sont heurtées à ce monde ultraorganisé, — mécanisé, autant que se pouvait alors, — et qui l’ont détruit (tout en s’assimilant, certes, ce que son élite pouvait offrir de meilleur), comment, dis-je, ne pas voir en elles les instruments bénis d’un redressement ? Comment ne pas voir en leur œuvre : l’installation de la civilisation védique dans l’Inde, — un arrêt au. moins momentané dans la marche descendante que représente le cours de notre Cycle, surtout à l’Age Sombre, alors près de son commencement ; une tentative de combat “contre le Temps”, entreprise par les Aryas, sous l’impulsion des Forces de vie, comme devaient en entreprendre, des siècles plus tard, toujours mus par ces même Forces, à tour de rôle, en d’autres pays, des envahisseurs de la même race que ceux-ci : les Hellènes et les Latins, au déclin des cultures égéenne et italique, techniquement trop avancées ; les Romains, au déclin du monde hellénistique, les Germains, au déclin du monde romain?
Mais l’emprise de la mécanisation sur la civilisation de Harappa et de Mohenjo-Daro, — “mécanisation” toute relative, d’ailleurs, puisqu’il ne s’agissait là, encore, que de production artisamale en série, — devait être moins fatale que celle qu’allait
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subir le monde méditerranéen puis le monde occidental, respectivement à l’époque d’Archimède, puis de Héron, — et des ergastules de Carthage, d’Alexandrie, puis de Rome, — et au dix-huitième siècle et surtout au dix-neuvième, et de nos jours. Le monde de la Vallée de l’Indus avait encore, même, dans son déclin, autrechose à donner à ses successeurs que des recettes de production. Il paraîtrait que c’est de lui qu’ils auraient appris certaines formes, au moins, de Yoga, ce qui, — si cela est vrai, — est énorme. De même, et jusque dans sa décadence la plus avancée, le monde hellénistique, puis gréco-romain, a gardé, ne fût-ce que chez les Néo-Pythagoriciens et les Néo-Platoniciens, quelque chose de ce que l’ésotérisme antique avait d’essentiel. Cela a été, — avec ce qu’il y avait d’éternel dans l’enseignement d’Aristote, — assimilé au Christianisme ésotérique. Cela a survécu, à Byzance, et a donné là, ainsi qu’en Occident, durant tout le Moyen-Age la floraison de beauté que l’on connaît : le beau est le rayonnement visible du Vrai.
Mais des trésors du Moyen-Age, — de tout ce qu’il avait conservé de l’éternelle Tradition indo-européenne, malgré son rejet des formes que celle-ci avait prises, en Germanie et dans tout le nord du continent, comme en Gaule, avant l’apparition du Christianisme, — l’esprit étroitement “scientifique” de la Renaissance, et surtout des siècles suivants, n’a rien voulu, ou pu, retenir. Si on en croit René Guénon et quelques autres auteurs apparemment bien renseignés, ces trésors auraient, dès le quatorzième siècle, ou tout au plus dès le quinzième, dès la disparition des derniers héritiers directs de l’enseignement secret de l’Ordre du Temple, été mis hors de portée de l’Occident.
L’intérêt que tant d’auteurs du dix-neuvième siècle ont porté au Moyen-Age demeure, — tout comme l’engouement des gens du seizième pour l’Antiquité classique et la mythologie gréco-romaine, — attaché à ce qu’il y a à la fois de plus pittoresque et de plus superficiel dans ce passé. La preuve en est que, chez eux, il va de pair avec la croyance la plus naïve au “progrès” et à l’excellence de l’alphabétisme généralisé comme moyen le plus sûr de hâter celui-ci. (Que l’on se souvienne des pages d’un Victor Hugo à ce sujet). Le lien avec l’immémoriale sagesse indo-européenne, voire avec le peu que le Christianisme a réussi à s’en assimiler après en avoir détruit — par la bribe ou par la violence, de la Méditerranée à la Mer du Nord et à la Baltique, — toutes
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les expressions exotériques, est bel et bien coupé. Et c’est à la place de cette antique sagesse que l’Occident voit prendre corps et se répandre et florir une véritable religion du laboratoire et de l’usine ; une foi obstinée au progrès indéfini de la puissance de l’homme, et je le répète, de n’importe quel “homme”, qu’assurerait l’“asservissement” des forces de la Nature, c’est-à-dire leur utilisation, parallèlement à la connaissance indéfiniment accrue de ses secrets. C’est à sa place qu’il la voit s’imposer, et non plus à côté d’elle, comme aux Indes ou au Japon, et partout où des peuples de civilisation “traditionnelle” ont, à contre-cœur, et tout en se cramponnant à leur âme, accepté les techniques modernes.
Cela aboutit à la “conquète de l’atome” et à la “conquête de l’espace” (en fait, jusqu’ici, du tout petit espace entre notre Terre et la Lune ; moins d’un demi-million de nos pauvres kilomètres.1). Mais on ne se décourage pas. Bientôt, disent nos savants, ce sera le système solaire tout entier qui tombera dans le “domaine de l’homme” ; le système solaire et puis — car pourquoi s’arrêterait-on ? — des portions toujours plus vastes de l’Au-delà physique, “sans fond ni bord”2. Cela aboutit aussi, — au prix de quelles horreurs au niveau de l’expérimentation à l’échelle mondiale ! — au rêve luciférien du prolongement indéfini de la vie corporelle avec, déjà, la terrible conséquence pratique des efforts accomplis jusqu’ici pour le réaliser : le pullulement effréné de l’homme — et plus particulièrement de l’homme inférieur — aux dépens de la flore et de la faune la plus noble de la terre, et de l’élite raciale humaine elle-même.
1. 480.000 (environ).
2. “Par l’espace éclatant qui n’a ni fond ni bord . . .”
Leconte de Lisle (“La Tristesse du Diable” ; Poèmes Barbares.)
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